Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 264

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 549-551).

264. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGTÎAN.[modifier]

À Paris, lundi 25 octobre 1688.

L’impatience que nous avons, ma chère fille, de recevoir vos lettres ; l’attention qui nous les fait envoyer chercher jusque dans le sein de la poste ; notre joie d’apprendre que vous vous portez bien, malgré toutes vos peines, tout cela est digne des soins que vous avez de nous donner de vos nouvelles ; vous pouvez juger, par le besoin que nous en avons, combien nous vous sommes obligés de votre exactitude ; je dis toujours nous, car les sentiments du chevalier et les miens sont si pareils, que je ne saurais les séparer. Mais parlons de Philisbourg : voilà une lettre de votre enfant, du 18 ; il se portait fort bien ; vous verrez, par tout ce que vous dit M. du Plessis, qu’il ne fera pas de honte à ses parents : mais admirez les arrangements de la Providence ; la pluie l’a empêché d’être le lendemain, avec le régiment de Champagne, de l’action la plus brillante et la plus dangereuse qu’il y ait encore eue : c’est la prise d’un ouvrage à cornes, qui fut enlevé le 19, où le marquis d’Harcourt, maréchal de camp, le comte de Guiche, le cadet du prince de Tingry, le comte d’Estrées, Courtin et quelques autres, se sont distingués ; le fils de M. Courtin.est mortellement blessé, le marquis d’Uxelles légèrement : le pauvre Bordage a payé pour tous, deux jours devant. Le roi a donné son régiment à M. du Maine, et en a promis un autre au fils du Bordage, avec mille écus de pension. Les princes et les jeunes gens sont au désespoir de n’avoir pas été de cette fête, mais ce n’était pas leur jour. Il fallut tenir Monseigneur[1] à quatre : il voulait être à la tranchée ; Vauban le prit par le corps et le repoussa avec M. de Beauvilliers. Ce prince est adoré ; il dit du bien de ceux qui le méritent, il demande pour eux des régiments, des récompenses ; il jette l’argent aux blessés et à ceux qui en ont besoin. On ne croit pas que la place dure longtemps après ce logement. Le gouverneur malade, celui qui commandait à sa place étant pris et mort, on espère que personne ne voudra soutenir une si mauvaise gageure. Le chevalier me fait rire ; il est ravi que le marquis n’ait point été à cette occasion, et il est au désespoir qu’il ne se soit point distingué ; en un mot, il voudrait qu’il fût tout à l’heure comme lui, et que sa réputation fût déjà toute parfaite comme la sienne ; il faut avoir un peu de patience. Espérons, ma chère fille, que tout se passera désormais selon nos désirs, pour revoir notre enfant en bonne santé.

Vous avez été très-bien reçue à la Garde, et enfin, à force de marcher et de vous éloigner, vous êtes à Grignan. Vous nous direz comment vous vous y trouvez, et comment cette pauvre substance qui pense, et qui pense si vivement, aura pu conserver sa machine si belle et si délicate, dans un bon état, pendant qu’elle était si agitée : vous en faites une différence que votre père (Descartes) n’a point faite. Mais, ma fille, on meurt ici plus qu’à Philisbourg : le pauvre la Chaise[2], qui vous aimait tant, qui avait tant d’esprit, qui en avait tant mis dans la vie de Saint Louis, est mort à la campagne, d’une petite fièvre ; M. du Bois en est très-affligé. Madame de Longueval, ou le Chanoine[3], est morte ou mort d’un étranglement à la gorge : elle haïssait bien parfaitement notre Montataire[4] ; je suis toujours fâchée qu’on emporte de tels paquets en l’autre monde ; voyez comme la mort va, prenant partout ceux qu’il plaît à Dieu d’enlever de celui-ci.

Madame de Lavardin me fit hier cent amitiés pour vous, ainsi que madame d’Uxelles, et madame de Mouci, et mademoiselle de la Rochefoucauld, que nous avons reçue dans le corps des veuves : j’y mets aussi madame de la Fayette ; mais comme elle n’était pas hier chez madame de Mouci, je la sépare : rien ne peut se comparer à l’estime parfaite de toutes ces personnes pour vous. Adieu, aimable et chère enfant ; je parle souvent de vous avec plaisir, parce que c’est quasi toujours votre éloge. Nous sommes suspendus dans l’attention de Philisbourg et de vos nouvelles : voilà les deux points de nos discours.


  1. Monseigneur fut nommé par les soldats Louis le Hardi, pendant le siège de Philisbourg.
  2. Jean Filleau de la Chaise, auteur d’une Vie de saint Louis fort estimée, et frère de M. de Saint-Martin, auteur de la traduction de Don Quichotte.
  3. On connaissait dans le monde madame de Longueval, chanoinesse de Remiremont, sous le nom du Chanoine : elle était sœur de la maréchale d’Estrées.
  4. Marie de Rabutin, marquise de Montataire, avait eu de grands procès avec madame de Longueval.