Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 267

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 553-555).

267. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 17 novembre 1688.

C’est donc aujourd’hui, ma chère enfant, que notre marquis a dix-sept ans. Il faut ajouter, à tout ce qui compose le commencement de sa vie, une fort bonne petite contusion, qui lui fait, je vous assure, bien de l’honneur, par la manière toute froide et toute reposée dont il l’a reçue. M. le chevalier vous mandera comme M. de Sainte-Maure le conta au roi : il est accablé de compliments à Versailles, et moi ici. Madame de Lavardin me pria d’aller hier la trouver chez madame de la Fayette : elle voulait s’en réjouir avec moi ; madame de la Fayette m’avait priée de la même chose ; elle me dit d’abord gaiement : « Hé bien ! qu’est-ce que madame de Grignan trouvera à épiloguer là-dessus ? Dites-lui qu’elle doit être ravie ; que ce serait une chose à acheter, si elle était à prix ; et qu’en un mot elle est trop heureuse. » Je promis de vous mander tout cela, et je vous le mande avec plaisir. Recevez donc aussi toutes les amitiés sincères de madame de Lavardiû, et tous les compliments de madame de Coulanges, de la duchesse du Lude, des divines[1], de la duchesse de Villeroi et du père Morel[2], que je vis ensuite, parce que j’allai chez le pauvre Saint- Aubin. Ma chère enfant, les saints désirs delà mort le pressent tellement, qu’il en a précipité tous les sacrements. Le curé de Saint- Jacques ne voulut pas hier lui donner l’extrême-onction, et ce fut une douleur pour lui ; car il ne souhaite que l’éternité, il ne respire plus que d’être uni à Dieu : sa paix, sa résignation, sa douceur, son détachement, sont au delà de tout ce qu’on voit : aussi ne sont-ce pas des sentiments humains. Le secours qu’il trouve dans le père Morel et dans son curé, qui sont ses directeurs, ses amis, ses gardes et ses médecins, n’est pas une chose ordinaire, c’est un avant-goût de la félicité. Duchêne est son médecin : c’est un homme admirable ; point de tourments, point de remèdes : Monsieur, tâchez de vous humecter, et prenez patience. Une chambre sans bruit, sans aucune mauvaise odeur ; point de fièvre, qu’intérieure et imperceptible ; une tête libre, un grand silence, à cause de la fluxion qui est sur la poitrine, de bons et solides discours, point de bagatelles : cela est divin, c’est ce qu’on n’a jamais vu. Ce pauvre malade se trouve indigne de mourir à la même place[3] où est morte madame de Longueville. Je contai tout cela à Tréville[4], qui était chez madame de la Fayette ; il me répondit : Voilà comme l’on meurt en ce quarlier-là. Duchêne ne croit point que cela finisse sitôt. Mon Dieu, ma fille, que vous seriez touchée de ce saint spectacle ! Je ne dis pas d’affliction, je dis de consolation et d’envie. Saint-Aubin m’a marqué beaucoup d’amitié, et à vous, sur ce petit marquis : mais tout cela n’est qu’un moment, et l’on revient toujours à Jésus-Christ et à sa miséricorde, car il n’est question de nulle autre chose ; encore ne faut-il pas vous accabler de ce triste récit. Je veux vous remercier, et bien sérieusement, d’avoir pris le plus long pour éviter ces petits ruisseaux qui étaient devenus rivières ; faites toujours ainsi, ma fille, et ne vous liez point à l’incertitude d’une entreprise où il n’y a plus de remède, dès qu’on a fait le premier pas dans l’eau. Songez à M. de la Vergne[5], et à moi, si vous voulez ; mais enfin, promettez-moi de prendre toujours le plus long et le plus sur : il n’y a nulle comparaison entre s’ennuyer et se noyer. N’était-ce pas Paufine qui était avec vous dans cette litière ? hé bien ! son petit nez vous déplaisait-il ? Vous me coupez bien court quelquefois sur des détails que j’aimerais à savoir : vous croyez que je vous en écrirai moins ; point du tout, ma très-chère, je ne me règle point sur vous. Votre frère est à la noce de mademoiselle de la Coste à Saint-Brieux : M. de Chaulnes y était ; sans ce gouverneur, le marié s’en serait enfui. Il me semble que j’ai bien des excuses à vous faire du siège de Manheim : on m’assurait si fort que ce ne serait rien, que j’espérais de vous le faire passer insensiblement : mais, ma fille, c’en est fait ; et si vous aviez souhaité, vous n’auriez pas pu désirer autre chose. Tâchez donc de dormir tout de bon, je vous réponds du reste. La fable du Lièvre[6] est tellement faite pour votre état, qu’il semble que ce soit vous qui la fassiez :

Jamais un plaisir pur, toujours assauts divers, etc.

Vous y pourriez ajouter encore :

Corrigez -vous, dira quelque sage cervelle.
Eh ! la peur se corrige-t-elle ?

Mais vous ne pourriez pas dire :

Je crois même qu’en bonne foi
Les hommes ont peur comme moi ;

car je trouve que les hommes n’ont point de peur. C’est une heureuse vieillesse que celle de M. l’archevêque : je suis bien honorée de son souvenir. J’attaquerai un de ces jours le coadjuteur ; je lui parlerai du bon ménage que nous faisions à Paris ; je suis ravie qu’il vous aime, et plus pour lui que pour vous ; car ce ne serait pas bon signe pour son esprit et pour sa raison, que de vous être contraire. J’aime Pauline : vous me la représentez avec une jolie jeunesse et un bon naturel : je la vois courir partout, et apprendre à tout le monde la prise dePhilisbourg ; je la vois et je l’embrasse : aimez, aimez votre fille, c’est la plus raisonnable et la plus jolie chose du monde ; mais aimez toujours aussi votre chère maman, qui est plus à vous qu’à elle-même.

M. de Bailli vient de sortir : il vous fait cent mille bredouillements, mais de si bon cœur que vous devez lui en être obligée. Mon cher comte, encore faut-il vous dire un mot de ce petit garçon ; c’est votre ouvrage que cette campagne : vous avez grand sujet d’être content : tout contribue à vous persuader que vous avez fort bien fait. Je sens votre joie et la mienne : ce n’est point pour vous flatter, mais tout le monde dit du bien de votre fils : on vante son application, son sang-froid, sa hardiesse, et quasi sa témérité.


  1. Madame de Frontenac et mademoiselle d’Outrelaise.
  2. Célèbre directeur de l’Oratoire.
  3. Dans une grande maison contiguë aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où mademoiselle de Longueville fit une mort très-chrétienne, après une pénitence de vingt-sept ans.
  4. Henri-Joseph de Peyre, comte de Troisville (on prononçait Tréville), ancien cornette de la première compagnie des mousquetaires, gouverneur de Foix, fut attaché, ainsi que madame de la Fayette et le duc de la Rochefoucauld, à madame Henriette, duchesse d’Orléans. Témoin de la mort de cette princesse, il en conçut une si profonde douleur, qu’il renonça au monde, pour ne plus s’occuper que de son salut.
  5. M. l’abbé de la Vergne-Tressan fut entraîné dans sa litière comme il passait le Gardon, petite rivière profonde, et fut noyé par l’imprudence et par l’obstination de son muletier le 5 avril 1684.
  6. Fable de la Fontaine, le Lièvre et les Grenouilles, livre II, fable 54.