Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 271

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 561-563).

271. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 8 décembre 1688.

Ce petit fripon, après nous avoir mandé qu’il n’arriverait qu’hier mardi, arriva comme un petit étourdi avant-hier, à sept heures du soir, que je n’étais pas revenue de la ville. Son oncle le reçut-, et fut ravi de le voir ; et moi, quand je revins, je le trouvai tout gai, tout joli, qui m’embrassa cinq ou six fois de très-bonne grâce ; il me voulait baiser les mains, je voulais baiser ses joues, cela faisait une contestation : je pris enfin possession de sa tête ; je le baisai à ma fantaisie : je voulus voir sa contusion ; mais comme elle est, ne vous déplaise, à la cuisse gauche, je ne trouvai pas à propos de lui faire mettre chausses bas. Nous causâmes le soir avec ce petit compère ; il adore votre portrait, il voudrait bien voir sa chère maman : mais la qualité de guerrier est si sévère, qu’on n’oserait rien proposer. Je voudrais que vous lui eussiez entendu conter négligemment sa contusion, et la vérité du peu de cas qu’il en fit, et du peu d’émotion qu’il en eut, lorsque dans la tranchée tout en était en peine. Au reste, ma chère enfant, s’il avait retenu vos leçons, et qu’il se fût tenu droit, il était mort : mais, suivant sa bonne coutume, étant assis sur la banquette, il était penché sur le comte de Guiche, avec qui il causait. Vous n’eussiez jamais cru, ma fille, qu’il eût été si bon d’être un peu de travers. Nous causons avec lui sans cesse, nous sommes ravis de le voir, et nous soupirons que vous n’ayez point le même plaisir. M. et madame de Coulanges vinrent le voir le lendemain matin : il leur a rendu leur visite ; il a été chez M. deLamoiguon : il cause, il répond ; enfin, c’est un autre garçon. Je lui ai un peu conté comment il faut parler des cordons bleus : comme il n’est question d’autre chose, il est bon de savoir ce qu’on doit dire, pour ne pas aller donner à travers des décisions naturelles qui sont sur le bord de la langue : il a fort bien entendu tout cela. Je lui ai dit que M. de Lamoignon, accoutumé au caquet du petit Broglio[1], ne s’accommoderait pas d’un silencieux ; il a fort bien causé : il est, en vérité, fort joli. Nous mangeons ensemble, ne vous mettez point en peine ; le chevalier prend le marquisat moi M. du Plessis, et cela nous fait un jeu. Versailles nous séparera, et je garderai M. du Plessis. J’approuve fort le bon augure d’avoir été préservé par son épée. Au reste, ma très-chère, si vous aviez été ici, nous aurions fort bien pu aller à Livry : j’en suis, en vérité, la maîtresse, comme autrefois. Je vous remercie d’y avoir pensé. Je me pâme de rire de votre sotte bête de femme, qui ne peut pas jouer, que le roi d’Angleterre n’ait gagné une bataille : elle devraitêtre armée jusque-là comme une amazone, au lieu de porterie violet et le blanc, comme j’en ai vu. Pauline n’est donc pas parfaite ? tant mieux, vous vous divertirez à la repétrir : menez-la doucement : l’envie de vous plaire fera plus que toutes les gronderies. Toutes mes amies ne cessent de vous aimer, de vous estimer, de vous louer ; cela redouble l’amitié que j’ai pour elles. J’ai mes poches pleines de compliments pour vous. L’abbé de Guénégaud s’est mis ce matin à vous bégayer un compliment à un tel excès, que je lui ai dit : Monsieur l’abbé, finissez donc, si vous voulez qu’il soit achevé avant la cérémonie[2]. Enfin, ma chère enfant, il n’est question que de vous et de vos Grignans. J’ai trouvé, comme vous, le mois de novembre assez long, assez plein de grands événements ; mais je vous avoue que le mois d’octobre m’a paru bien plus long et plus ennuyeux ; je ne pouvaisdu tout m’accoutumer àne point vous trouver à tout moment : ce temps a été bien douloureux ; votre enfant a fait de la diversion dans le mois passé. Enfin je ne vous dirai plus, Il reviendra ; vous ne le voulez pas : vous voulez qu’on vous dise, Le voilà. Oh ! tenez donc, le voilà lui-même en personne.

Le marquis de Grignan.

Si ce n’est lui-même, c’est donc son frère, ou bien quelqu’un des siens. Me voilà donc arrivé, madame ; et songez que j’ai été voir de mon chef M. de Lamoignon, madame de Coulanges et madame de Bagnols. N’est-ce pas l’action d’un homme qui revient de trois sièges ? J’ai causé avec M. de Lamoignon auprès de son feu ; j’ai pris du café avec madame de Bagnols ; j’ai été coucher chez un baigneur : autre action de grand homme. Vous ne sauriez croire la joie que j’ai d’avoir une si belle compagnie, je vous en ai l’obligation : je l’irai voir quand elle passera à Châlons. Voilà donc déjà une bonne compagnie, un bon lieutenant, un bon maréchal des logis : pour le capitaine, il est encore jeune, mais j’en réponds. Adieu, madame ; permettez-moi de vous baiser les deux mains bien respectueusement.


  1. Le fils aîné de Victor-Maurice, comte de Broglio, maréchal de France, tué siège de Charleroi en 1693. Celait le neveu de M. de Lamoignon.
  2. C’est-à-dire, avant le premier de l’an 1689.