Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 272

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 563-565).

272. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 10 décembre 1688.

Je ne réponds à rien aujourd’hui ; car vos lettres ne viennent que fort tard, et c’est le lundi que je réponds à deux. Le marquis est un peu cru, mais ce n’est pas assez pour se récrier : sa taille ne sera point comme celle de son père, il n’y faut pas penser ; du reste, il est fort joli, répondant bien à tout ce qu’on lui demande, et comme un homme de bon sens, et comme ayant regardé et voulu s’instruire dans sa campagne : il y a dans tous ses discours une modestie et une vérité qui nous charment. M. du Plessis est fort digne de l’estime que vous avez pour lui. Nous mangeons tous ensemble fort joliment, nous réjouissant des entreprises injustes que nous faisons quelquefois les uns sur les autres : soyez en repos sur cela, n’y pensez plus, et laissez-moi la honte de trouver qu’un roitelet sur moi soit un pesant fardeau[1]. J’en suis affligée, mais il faut céder à la grande justice de payer ses dettes ; et vous comprenez cela mieux que personne ; vous êtes même assez bonne pour croire que je ne suis pas naturellement avare, et que je n’ai pas dessein de rien amasser. Quand vous êtes ici, ma chère bonne, vous parlez si bien à votre fils, que je n’ai qu’à vous admirer ; mais, en votre absence, je me mêle de lui apprendre les manèges des conversations ordinaires qu’il est important de savoir ; il y a des choses qu’il ne faut pas ignorer. Il serait ridicule de paraître étonné de certaines nouvelles sur quoi l’on raisonne ; je suis assez instruite de ces bagatelles. Je lui prêche fort aussi l’attention à ce que les autres disent, et la présence d’esprit pour l’entendre vite, et y répondre : cela est tout à fait capital dans le monde. Je lui parle des prodiges de présence d’esprit que Dangeau nous contait l’autre jour ; il les admire, et je pèse sur l’agrément et sur l’utilité même de cette sorte de vivacité. Enfin, je ne suis point désapprouvée par M. le chevalier. Nous parlons ensemble de la lecture, et du malheur extrême d’être livré à l’ennui et à l’oisiveté ; nous disons que c’est la paresse d’esprit qui ôte le goût des bons livres, et même des romans : comme ce chapitre nous tient au cœur, il recommence souvent.

Le petit d’Auvergne[2] est amoureux de la lecture ; il n’avait pas un moment de reposa l’armée, qu’il n’eût un livre à la main ; et Dieu sait si M. du Plessis et nous faisons valoir cette passion si noble et si belle ! Nous voulons être persuadés que le marquis en sera susceptible ; nous n’oublions rien, du moins, pour lui inspirer un goût si convenable. M. le chevalier est plus utile à ce petit garçon qu’on ne peut se l’imaginer ; il lui dit toujours les meilleures choses du monde sur les grosses cordes de l’honneur et de la réputation, et prend un soin de ses affaires, dont vous ne sauriez trop le remercier. Il entre dans tout, il se mêle de tout, et veut que le marquis ménage lui-même son argent ; qu’il écrive, qu’il suppute, qu’il ne dépense rien d’inutile : c’est ainsi qu’il tâche de lui donner son esprit de règle et d’économie, et de lui ôter un air de grand seigneur, de qu’importe, iï ignorance et tf indifférence, qui conduit fort droit à toutes sortes d’injustices, et enfin à l’hôpital. Voyez s’il y a une obligation pareille à celle d’élever votre fils dans ces principes. Pour moi, j’en suis charmée, et trouve bien plus de noblesse à cette éducation qu’aux autres. M. le chevalier a un peu de goutte : il ira demain, s’il peut, à Versailles ; il vous rendra compte de vos affaires. Vous savez présentement que vous êtes chevaliers de l’ordre : c’est une fort belle et agréable chose au milieu de votre province, dans le service actuel ; et cela siéra fort bien à la belle taille de M. de Grignan ; au moins n’y aura-t-il personne qui lui dispute en Provence, car il ne sera pas envié de monsieur son oncle[3] ; cela ne sort point de la famille.

La Fayette vient de sortir d’ici ; il a causé une heure d’un des amis de mon petit marquis : il en a conté de si grands ridicules, que le chevalier se croit obligé d’en parler à son père, qui est son ami. Il a fort remercié la Fayette de cet avis, parce qu’en effet il n’y a rien de si important que d’être en bonne compagnie ; et que souvent, sans être ridicule, on est ridiculisé par ceux avec qui on se trouve : soyez en repos là-dessus ; le chevalier y donnera bon ordre. Je serai bien fâchée s’il ne peut pas, dimanche, présenter son neveu ; cette goutte est un étrange rabat-joie. Au reste, ma fille, pensiez-vous que Pauline dût être parfaite ? Elle n’est pas douce dans sa chambre : il y a bien des gens fort aimés, fort estimés, qui ont eu ce défaut ; je crois qu’il vous sera aisé de l’en corriger ; mais gardez vous surtout de vous accoutumer à la gronder et à l’humilier. Toutes mes amies me chargent très-souvent de mille amitiés, de mille compliments pour vous. Madame de Lavardin vint hier ici me dire qu’elle vous estimait trop pour vous faire un compliment ; mais qu’elle vous embrassait de tout son cœur, et ce grand comte de Grignan ; voilà ses paroles. Vous avez grande raison de l’aimer.

Voici un fait. Madame de Brinon [4], l’âme de Saint-Cyr, l’amie intime de madame de Maintenon, n’est plus à Saint-Cyr ; elle en sortit il y a quatre jours : madame de Hanovre, qui l’aime, la ramena à l’hôtel de Guise, où elle est encore. Elle ne paraît point mal avec madame de Maintenon ; car elle envoie tous les jours savoir de ses nouvelles ; cela augmente la curiosité de savoir quel est donc le sujet de sa disgrâce. Tout le monde en parle tout bas, sans que personne en sache davantage ; si cela vient à s’éclaircir, je vous le manderai.


  1. Voyez la fable du Chêne et du roseau.
  2. François-Égon de la Tour, dit le prince d’Auvergne.
  3. M. l’archevêque d’ Arles.
  4. Supérieure de Saint-Cyr, femme de beaucoup de talent, mais ambitieuse.