Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 276

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 571-573).

276. — DE Mme DE SEV1GNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 5 janvier 1689.

Je menai hier mon marquis avec moi ; nous commençâmes par chez M. de la Trousse, qui voulut bien avoir la complaisance de se rhabiller, et en novice et en profès, comme le jour de la cérémonie : ces deux sortes d’habits sont fort avantageux aux gens bien faits. Une pensée frivole, et sans regarder les conséquences, me fit regretter que la belle taille de M. de Grignan n’eût point brillé dans cette fête. Cet habit de page est fort joh : je ne m’étonne point que madame de Clèves aimât M. de Nemours avec ses belles jambes[1]. Pour le manteau, c’est une représentation de la majesté royale : il en a coûté huit cents pistoles à la Trousse, car il a acheté le manteau. Après avoir vu cette belle mascarade, je menai votre fils chez toutes les dames de ce quartier : madame de Vaubecourt, madame Ollier le reçurent fort bien : il ira bientôt de son chef.

La vie de saint Louis m’a jetée dans la lecture de Mézerai ; j’ai voulu voir les derniers rois de la seconde race ; et je veux joindre Philippe de Valois et le roi Jean : c’est un endroit admirable de l’histoire, et dont l’abbé de Choisi a fait un livre qui se laisse fort bien lire. JNous tâchons de cogner dans la tête de votre fils l’envie de connaître un peu ce qui s’est passé avant lui ; cela viendra ; mais en attendant, il y a bien des sujets de réflexion à considérer ce qui se passe présentement. Vous allez voir, parla nouvelle d’aujourd’hui, comme le roi d’Angleterre s’est sauvé de Londres, apparemment par la bonne volonté du prince d’Orange. Les politiques raisonnent, et demandent s’il est plus avantageux à ce roi d’être en France : l’un dit oui, car il est en sûreté, et il ne courra pas le risque de rendre sa femme et son fils, ou d’avoir la tête coupée ; l’autre dit non, car il laisse le prince d’Orange protecteur et adoré, dès qu’il y arrive naturellement et sans crime. Ce qui est vrai, c’est que la guerre nous sera bientôt déclarée, et que peut-être même nous la déclarerons les premiers. Si nous pouvions faire la paix en Italie et en Allemagne, nous vaquerions à cette guerre anglaise et hollandaise avec plus d’attention : il faut l’espérer, car ce serait trop d’à» voir des ennemis de tous côtés. Voyez un peu où me porte le liber^ tinage de ma plume ! mais vous jugez bien que les conversations sont pleines de ces grands événements.

Je vous conjure, ma chère fille, quand vous écrirez à M. de Chaulnes, de lui dire que vous prenez part aux obligations que mon fils lui a ; que vous l’en remerciez ; que votre éloignement ex tréme ne vous rend pas insensible pour votre frère : ce sujet de reconnaissance est un peu nouveau ; c’est de le dispenser de commander le premier régiment de milice qu’il fait lever en Bretagne. Mon fils ne peut envisager de rentrer dans le service par ce côté-là ; il en a horreur, et ne demande que d’être oublié dans son pays. M. le chevalier approuve ce sentiment, et moi aussi, je vous l’avoue : n’êtes-vous pas de cet avis, ma chère enfant ? Je fais grand cas de vos sentiments, qui sont toujours les bons, principalement sur le sujet de votre frère. N’entrez point dans ce détail ; mais dites en gros que qui fait plaisir au frère en fait à la sœur. M. de Mo mont est allé en Bretagne avec des troupes, mais si soumis à M. de Chaulnes, que c’est une merveille. Ces commencements sont doux, il faut voir la suite.

Je trouvai hier Choiseul avec son cordon ; il est fort bien ; ce serait jouer de malheur de n’en pas rencontrer présentement cinq ou six tous les jours. Vous ai-je dit que le roi a ôté la communion de la cérémonie ? Il y a longtemps que je le souhaitais ; je mets quasi la beauté de cette action avec celle d’empêcher les duels. Voyez en effet ce que c’eût été de mêler cette sainte action avec les rires immodérés qu’excita la chemise de M. d’Hocquincourt ! Plusieurs pourtant firent leurs dévotions, mais sans ostentation, et sans y être forcés. Nous allons vaquer présentement à la réception de leurs Majestés anglaises, qui seront à Saint-Germain. Madame la Dauphine aura un fauteuil devant cette reine, quoiqu’elle ne soit pas reine, parce qu’elle en tient la place. Ma fille, je vous souhaite à tout, je vous regrette partout, je vois tous vos engagements, toutes vos raisons ; mais je ne puis m’accoutumer à ne point vous trouver où vous seriez si nécessaire : je m’attendris souvent sur cette pensée. Mais il est temps de finir cette lettre tout en l’air, et qui ne signifie rien ; ne vous amusez point à y répondre ; conservezvous, ayez soin de votre poitrine.


  1. Allusion au roman de madame de la Fayette.