Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 277

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 573-575).

277. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, le jour des Rois 1689.

Je commence par vous souhaiter une heureuse année, mon cher cousin : c’est comme si je vous souhaitais la continuation de votre philosophie chrétienne ; car c’est ce qui fait le véritable bonheur. Je ne comprends pas qu’on puisse avoir un moment de repos en ce monde, si l’on ne regarde Dieu et sa volonté, où par nécessité il se faut soumettre. Avec cet appui, dont on ne saurait se passer, on trouve de la force et du courage pour soutenir les plus grands malheurs. Je vous souhaite donc, mon cousin, la continuation de cette grâce ; car c’en est une, ne vous y trompez pas ; ce n’est point dans nous que nous trouvons ces ressources. Je ne veux donc plus repasser sur tout ce que vous deviez être et que vous n’êtes pas : mon amitié et pour vous et pour moi n’en a que trop souffert, il n’y faut plus penser. Dieu l’a voulu ainsi, et je souscris à tout ce que vous me dites sur ce sujet. La cour est toute pleine de cordons bleus ; on ne fait point de visite qu’on n’en trouve quatre ou cinq à chacune. Cet ornement ne saurait venir plus à propos pour faire honneur au roi et à la reine d’Angleterre, qui arrivent aujourd’hui à Saint-Germain. Ce n’est point à Vincennes, comme on disait. Ce sera justement aujourd’hui la véritable fête des rois, bien agréable pour celui qui protège et qui sert de refuge, et bien triste pour celui qui a besoin d’un asile. Voilà de grands objets et de grands sujets de méditation et de conversation. Les politiques ont beaucoup à dire. On ne doute pas que le prince d’Orange n’ait bien voulu laisser échapper le roi, pour se trouver sans crime maître d’Angleterre ; et le roi de son côté a eu raison de quitter la partie plutôt que de hasarder sa vie avec un parlement qui a fait mourir le feu roi son père, quoiqu’il fût de leur religion. Voilà de si grands événements, qu’il n’est pas aisé d’en comprendre le dénoûment-, surtout quand on a jeté les yeux sur l’état et sur les dispositions de toute l’Europe. Cette même Providence, qui règle tout, démêlera tout ; nous sommes ici des spectateurs très-aveugles et très-ignorants. Adieu, je vous embrasse, ma chère nièce ; je la plains d’être obligée de se faire saigner pour son mal d’yeux. Tenez, mon cher Corbinelli, prenez la plume.

Monsieur de Corbinelli.

Je commence, monsieur, comme madame de Sévigné, à vous souhaiter une bonne année, c’est-à-dire le repos de l’esprit et la santé du corps :

— Mens sana in corpore sano,

dit Juvénal, qui comprend tout le repos de la vie. J’ai été fâché de ne vous point voir dans la liste des chevaliers de l’ordre, comme d’une disposition dans le monde que Dieu aurait mise sans ma participation et sans mon consentement, c’est-à-dire que j’aurais changée si j’avais pu. Cette manière de philosophie sauve de ma colère imprudente toutes les causes secondes, et fait que je me résigne en un moment sur tout ce qui arrive à mes amis ou à moi. Je dis la même chose de la fuite du roi d’Angleterre, avec toute sa famille. J’interroge le Seigneur, et je lui demande s’il abandonne la religion catholique, en souffrant les prospérités du prince d’Orange, le protecteur des prétendus réformés, et puis je baisse les yeux. Adieu, monsieur ; adieu, madame de Coligny, à qui je désire un fonds de philosophie chrétienne, capable de lui donner une parfaite indolence pour toutes les choses du monde : état capable de nous faire rois, et plus rois que ceux qui en portent la qualité.