Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 289

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 596-597).

289. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Rennes, mercredi 11 mai 1689.

Nous arrivâmes enfin hier au soir, ma chère enfant ; nous étions parties de Dol : il y a dix lieues ; c’est justement cent bonnes lieues que nous avons faites en huit jours et demi de marche. La poussière fait mal aux yeux ; mais trente femmes qui vinrent au-devant de madame la duchesse de Chaulnes, et qu’il fallut baiser au milieu de la poussière et du soleil, et trente ou quarante messieurs, nous fatiguèrent beaucoup plus que le voyage n’avait fait. Madame de Kerman en tombait, car elle est délicate : pour moi, je soutiens tout sans incommodité. M. de Chaulnes était venu à ladînée, il me lit de bien sincères amitiés. Je démêlai mon fils dans le tourbillon, nous nous embrassâmes de bon cœur ; sa petite femme était ravie de me voir. Je laissai ma place dans le carrosse de madame de Chaulnes à M. de Rennes, et j’allai avec M. de Chaulnes, madame de Kerman et ma belle-fille, dans le carrosse de l’évêque ; il n’y avait qu’une lieue à faire. Je vins chez mon fils changer de chemise, et me rafraîchir, et de là souper à l’hôtel de Chaulnes, où le souper était trop grand. J’y trouvai la bonne marquise de Marbeuf chez qui je revins coucher, et où je suis logée comme une vraie princesse de Tarente, dans une belle chambre meublée d’un beau velours rouge cramoisi, ornée comme à Paris, un bon lit où j’ai dormi admirablement, une bonne femme qui est ravie de m’avoir, une bonne amie qui a des sentiments pour nous, dont vous seriez contente. Me voilà plantée pour quelques jours ; car ma belle-fille regarde comme moi les Rochers du coin de l’œil, mourant d’envie d’aller s’y reposer ; elle ne peut soutenir longtemps l’agitation que donne l’arrivée de madame de Chaulnes : nous prendrons notre temps ; je l’ai toujours trouvée fort vive, fort jolie, m’aimant beaucoup, charmée de vous et de M. de Grignan ; elle a un goût pour lui qui nous fait rire[1]. Mon fils est toujours aimable ; il me paraît fort aise de me voir ; il est fort joli de sa personne : une santé parfaite, vif, et de l’esprit ; il m’a beaucoup parlé de vous et de votre enfant, qu’il aime ; il a trouvé des gens qui lui en ont dit des biens dont il a été touché et surpris ; car il a, comme nous, l’idée d’un petit marmot, et tout ce qu’on en dit est solide et sérieux. Un mot de votre santé, ma chère enfant ; la mienne est toute parfaite, j’en suis surprise ; vous avez des étourdissements, comment avez- vous résolu de les nommer, puisque vous ne voulez plus dire des vapeurs ? Votre mal aux jambes me fait de la peine : nous n’avons plus ici notre capucin, il est retourné travailler avec ce cher camarade, dont les yeux vous donnent de si mauvaises pensées ; ainsi je ne puis rien consulter ni pour vous ni pour Pauline. Je vous exhorte toujours à bien ménager le désir qu’a cet enfant de vous plaire ; vous en ferez une personne accomplie : je vous recommande aussi d’user de la facilité que vous trouvez en elle de vous servir de petit secrétaire, avec une main toute rompue, une orthographe correcte ; aidez-vous de cette petite personne. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je vous écrirai plus exactement dimanche.


  1. Madame de Sévigné, belle-fille, n’avait jamais vu M. de Grignan