Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 290

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 597-598).

290. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Rennes, dimanche 15 mai 1689.

Monsieur et madame de Chaulnes nous retiennent ici par tant d’amitiés, qu’il est difficile de leur refuser encore quelques jours. Je crois qu’ils iront bientôt courir à Saint-Malo, où le roi fait travailler : ainsi nous leur témoignerons bien de la complaisance, sans qu’il nous en coûte beaucoup. Cette bonne duchesse a quitté son cercle infini pour me venir voir, si fort comme une amie, que vous l’en aimeriez : elle m’a trouvée comme j’allais vous écrire, et m’a bien priée de vous mander à quel point elle est glorieuse de m’avoir ame née en si bonne santé. M. de Chaulnes me parle souvent de vous ; il est occupé des milices : c’est une chose étrange que de voir mettre le chapeau à des gens qui n’ont jamais eu que des bonnets bleus sur la tête ; ils ne peuvent comprendre l’exercice, ni ce qu’on leur défend : quand ils avaient leurs mousquets sur l’épaule, et que M. de Chaulnes paraissait, ils voulaient le saluer, l’arme tombait d’un côté, et le chapeau de l’autre : on leur a dit qu’il ne fallait point saluer ; le moment d’après, quand ils étaient désarmés, s’ils voyaient passer M. de Chaulnes, ils enfonçaient leurs chapeaux avec les deux mains, et se gardaient bien de le saluer. On leur a dit que, lorsqu’ils sont dans leurs rangs, ils ne doivent aller ni à droite, ni à gauche ; ils se laissaient rouer l’autre jour par le carrosse de madame de Chaulnes, sans vouloir se retirer d’un seul pas, quoi qu’on pût leur dire. Enfin, ma fille, nos bas Bretons sont étranges : je ne sais comment faisait Bertrand du Guesclin pour les avoir rendus en son temps les meilleurs soldats de France. Expédions la Bretagne : j’aime passionnément mademoiselle Descartes[1] ; elle vous adore ; vous ne l’avez point assez vue à Paris ; elle m’a conté qu’elle vous avait écrit que, avec le respect qu’elle devait à son oncle, le bleu était une couleur[2], et mille autres choses encore sur votre fils : cela n’est-il point joli ? Elle me doit montrer votre réponse. Voilà une manière d’impromptu qu’elle fit l’autre jour ; mandez-moi ce que vous en pensez : pour moi, il me plaît fort, il est naturel et point commun. Votre marquis est tout aimable, tout parfait, tout appliqué à ses devoirs, c’est un homme. Je trouve ici sa réputation tout établie ; j’en suis surprise : enfin, Dieu le conserve ! vous ne doutez pas de mon ton. Ah ! que vous êtes plaisante de l’imagination que madame de Rochebonne ne peut être toujours dans l’état où elle est qu’à coups de pierre[3] ! la jolie folie ! j’en suis très-persuadée, et c’est ainsi que Deucalion et Pyrrha raccommodèrent si bien l’univers ; ceux-ci en feraient bien autant en cas de besoin : voilà une vision trop plaisante.


  1. Nièce de René Descartes.
  2. M. de Grignan venait d’obtenir le cordon bleu.
  3. Madame de Rochebonne avait un grand nombre d’enfants.