Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 292

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 600-603).

292. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Rennes, lundi 25 juillet 1689.

Je pars demain à la pointe du jour, avec M. et madame de Chaulnes, pour un voyage de quinze jours : voici, ma chère enfant, comme cela s’est fait. M. de Chaulnes me dit l’autre jour : « Madame, vous devriez venir avec nous à Vannes, voir le premier président (M, de la Faluère[1]) ; il vous a fait des civilités depuis que vous êtes dans la province, c’est une espèce de devoir à une femme de qualité. » Je n’entendis point cela, je lui dis : « Monsieur, je meurs d’envie de m’en aller à mes Rochers, dans un repos dont on a besoin quand on sort d’ici, et que vous seul pouviez me faire quitter. » Cela demeure. Le lendemain, madame de Chaulnes me dit tout bas à table : « Ma chère gouvernante, vous devriez venir avec nous ; il n’y a qu’une couchée d’ici à Vannes ; on a quelquefois besoin de ce parlement : nous irons ensuite à Àuray, qui n’est qu’à trois lieues de là : nous n’y serons point accablées : nous reviendrons dans quinze jours. » Je lui répondis encore un peu trop simplement : « Madame, vous n’avez pas besoin de moi, c’est une bonté : je ne vois rien qui m’oblige à ménager ces messieurs ; je m’en vais dans ma solitude, dont j’ai un véritable besoin. » Madame de Chaulnes se retire assez froidement ; tout d’un coup mon imagination fait un tour, et je songe : Qu’est-ce que je refuse à des gens à qui je dois mille amitiés et mille complaisances ? Je me sers de leur carrosse et d’eux quand cela m’est commode, et je leur refuse un petit voyage où peut-être ils seraient bien aises de m’avoir : ils pourraient choisir, ils me demandent cette complaisance avec timidité, avec honnêteté ; et moi, avec beaucoup de santé, sans aucune bonne raison, je les refuse, et c’est dans le temps que nous voulons la députation pour mon fils, dont apparemment M. de Chaulnes sera le maître cette année ! Tout cela passa vite dans ma tête, je vis que je ne faisais pas bien. Je me rapproche, je lui dis : « Madame, je « n’ai pensé d’abord qu’à moi, et j’étais peu touchée d’aller voir « M. de la Faluère ; mais serait-il possible que vous le souhaitassiez pour vous, et que cela vous fit le moindre plaisir ? » Elle rougit, et me dit avec un air de vérité : Ah ! vous pouvez penser. « C’est assez, madame, il ne m’en faut pas davantage, je vous assure que j’irai avec vous. » Elle me laissa voir une joie très-sensible, et m’embrassa, et sortit de table, et dit à M. de Chaulnes : Elle vient avec nous. Elle m’avait refusé, dit M. de Chaulnes ; mais j’ai espéré qu’elle ne vous refuserait pas. Enfin, ma fille, je pars, et je suis persuadée que je fais bien, et selon la reconnaissance que je leur dois de leur continuelle amitié, et selon la poli tique, et que vous me l’auriez conseillé vous-même. Mon fils en est ravi, et m’en remercie : le voilà qui entre.

Monsieur de Sévigné.

Rienn’estsi vrai, matrès-belle petite sœur : madame de Chaulnes tut saisie du refus de ma mère : elle se tut, elle rougit, elle s’appuya ; et quand ma mère eut fait sa réflexion, et lui eut dit qu’elle était toute prête d’aller, si cela lui était bon, ce fut une joie si vraie et si naturelleque vous en auriez été touchée. Je ne savais ce qui se passait ; je le sus peu de temps après : et, indépendamment de ce qu’ils veulent faire tomber sur moi cette année, s’ils en sont les maîtres, il était impossible de manquer à cette complaisance, sans manquer en même temps à tous les devoirs de l’amitié et de l’honnêteté ; de sorte que je vous prie de l’en bien remercier, ainsi que j’ai fait. Madame de Chaulnes a des soins de sa santé qui nous doivent mettre en repos.

Madame de Sévigné.

Je reçois votre lettre du 16, elle est trop aimable, et trop jolie, et trop plaisante : j’ai ri toute seule de l’embarras de vos maçons et de vos ouvriers : j’aime fort la liberté et le libertinage de votre vie et de vos repas, et qu’un coup de marteau ne soit pas votre maître. Mon Dieu ! que je serais heureuse de tater un peu de cette sorte de vie avec une telle compagnie ! rien ne peut m’ôter au moins l’espérance de m’y trouver quelque jour. Comme cette partie dépend de Dieu, je le prie de le vouloir bien, et je l’espère. Je n’eusse jamais cru que le beurre dût être compté dans l’agrément de vos repas ; je pensais qu’il fallait que vous fussiez en Bretagne. Mais je ne veux jamais oublier la raison qui fait que vous mangez tant que l’on veut ; c’est que vous n’avez point de faim. Je mangerai tant que Von voudra, car je ri ai plus de faim ; je vous remercie de cette phrase. Je vous assure que je suis bien lasse des grands repas ; je mangerais tant que ton voudrait, s' il ri y avait rien à manger : voilà celle que je vous rends. Hélas ! je suis bien loin de la tristesse et de la solitude del 'entre-chien et loup ; je ne souhaite que de m’y retrouver ; je ne fais rien que par raison et par politique. Voici une invention de me faire passer les jours avec une langueur qui me fera vivre plus longtemps qu’à l’ordinaire : Dieu le veut : je conserverai ma santé autant que je pourrai ; je suis ravie de la perfection de la vôtre, et du meilleur état de M. le chevalier. Ma chère enfant, je vous embrasse, et vous dis adieu. Nous n’étions pas encore assez loin. Voyez Auray sur la carte.


  1. Premier président du parlement de Bretagne.