Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 291

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 598-600).

291. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 29 juin 1689.

Je ne puis vous dire à quel point je plains M. le chevalier : il y a peu d’exemple d’un pareil malheur : sa santé est tellement déplorée depuis quelque temps, qu’il n’y a ni maux passés, ni régime, ni saison, sur quoi il puisse compter. Je sens cet état, et par rapport à lui, et par rapport à votre fils, qui y perd tout ce qu’on y peut perdre ; tout cela se voit d’un coup d’œil, le détail importunerait sa modestie : je suis remplie de ces vérités, et je regarde toujours Dieu qui redonne à ce marquis un M. de Montégut, la sagesse même ; et tous les autres de ce régiment, qui, pour plaire à M. le chevalier, font des merveilles à ce petit capitaine. N’est-ce pas une espèce de consolation qui ne se trouve point dans d’autres régiments moins attachés à leur colonel ? Ce marquis m’a écrit une si bonne lettre, que j’en eus le cœur sensiblement touché : il ne cesse de se louer de ce M. de Montégut ; il badine et me fait compliment sur la belle pièce que j’ai faite sur M. d’Arles : vous êtes bien plaisante de la lui avoir envoyée. Il dit qu’il a renoncé à la poésie, qu’à peine ils ont le temps de respirer ; toujours en l’air, jamais deux jours en repos : ils ont affaire à un homme[1] bien vigilant. Mandez-moi bien des nouvelles de M. le chevalier ; j’espère au changement de climat, à la vertu des eaux, et plus encore à la douceur consolante d’être avec vous et avec sa famille. Je le crois un fleuve bienfaisant, avec plus de justice que vous ne le croyez de moi : il me semble qu’il donnera un bon tour, un bon ordre à toute chose. Il est vrai que le comtat d’Avignon est une Providence qu’il n’était pas aisé de deviner : mais détournons nos tristes pensées, vous n’en êtes que trop remplie, sans en recevoir encore le contre-coup dans mes lettres. Il faut conserver la santé, dont la ruine serait encore un plus grand mal ; la mienne est toujours toute parfaite. Cette purgation des capucins, où il n’y a point de séné, me paraît comme un verre de limonade, et c’en est en effet : je la pris, pour n’y plus penser, parce qu’il y avait longtemps que je n’avais été purgée ; je ne m’en sentis pas. Vous faites trop d’honneur à ce remède ; mon fils n’en sort pas moins le matin ; c’est un remède pour ôter le superflu, bien superflu, qui ne va point chercher midi à quatorze heures, ni réveiller tous les chats qui dorment. Nous faisons une vie si réglée, qu’il n’est guère possible de se mal porter. On se lève à huit heures ; très-souvent je vais, jusqu’à neuf heures que la messe sonne, prendre la fraîcheur de ces bois : après la messe, on s’habille, on se dit bonjour, on retourne cueillir des fleurs d’orange, on dîne, on lit, ou l’on travaille, jusqu’à cinq heures. Depuis que nous n’avons plus mon fils, je lis, pour épargner la petite poitrine de sa femme : je la quitte à cinq heures, je m’en vais dans ces aimables allées, j’ai un laquais qui me suit, j’ai des livres, je change de place, et je varie le tour de mes promenades : un livre de dévotion et un livre d’histoire, on va de l’un à l’autre, cela fait du divertissement ; un peu rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l’avenir ; enfin, sur les huit heures, j’entends une cloche, c’est le souper ; je suis quelquefois un peu loin, je retrouve la marquise dans son beau parterre ; nous nous sommes une compagnie : on soupe pendant l’entrechien et loup : je retourne avec elle à la place Coulanges, au milieu de ces orangers ; je regarde d’un œil d’envie la sainte Horreur, au travers de la belle porte de fer[2] que vous ne connaissez point ; je voudrais y être ; mais il n’y a plus de raison : j’aime cette vie mille fois plus que celle de Rennes ; cette solitude n’est-elle pas bien convenable à une personne qui doit songer à soi, et qui est ou veut être chrétienne ? Enfin, ma chère bonne, il n’y a que vous que je préfère au triste et tranquille repos dont je jouis ici ; car j’avoue que j’envisage avec un trop sensible plaisir que je pourrai, si Dieu le veut, passer encore quelque temps avec vous. Il faut être bien persuadée de votre amitié, pour avoir laissé courir ma plume dans le récit d’une si triste vie. J’ai envoyé un morceau de votre lettre à mon fils, elle lui appartient : quand c’est ’pour Jupiter qu’on change, cet endroit est fort joli ; votre esprit paraît vif et libre. Vous êtes adorable, ma chère fille, et vous avez un courage et une force et un mérite au-dessus des autres ; vous êtes bien aimée aussi au-dessus des autres. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; j’espère que vous me parlerez de Pauline et de M. le chevalier. J’embrasse ce comte, qu’on aime trop.


  1. Louis-François, marquis, puis duc de Boufflers, pair et maréchal de France.
  2. Cinq belles grilles placées dans un mur demi-circulaire, en face du château, séparent le parterre du parc des Rochers.