Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 298

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 616-618).

298. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRTGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 30 novembre 1689.

Vous avez donc été frappée du mot de madame de la Fayette, mêlé avec tant d’amitié[1]. Quoique je ne me laisse pas oublier cette vérité, j’avoue que j’en fus tout étonnée ; car je ne me sens encore aucune décadence qui m’en fasse souvenir. Je ne laisse pas cependant défaire souvent des réflexions et des supputations, et je trouve les conditions de la vie assez dures. Il me semble que j’ai été traînée, malgré moi, à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse - y je la vois, m’y voilà, et je voudrais bien, au moins, ménager de ne pas aller plus loin, de ne point avancer dans ce chemin des infirmités, des douleurs, des pertes de mémoire, des dêfigurements qui sont près de m’outrager ; et j’entends une voix qui dit : Il faut marcher malgré vous, ou bien, si vous ne voulez pas, il faut mourir, qui est une autre extrémité à quoi la nature répugne. Voilà pourtant le sort de tout ce qui avance un peu trop ; mais un retour à la volonté de Dieu, et à cette loi universelle où nous sommes condamnés, remet la raison à sa place, et fait prendre patience : prenez-la donc aussi, ma très-chère, et que votre amitié trop tendre ne vous fasse point jeter des larmes que votre raison doit condamner.

Je n’eus pas une grande peine à refuser les offres de mes amies ; j’avais à leur répondre, Paris est en Provence, comme vous, Paris est en Bretagne : mais il est extraordinaire que vous le sentiez comme moi. Paris est donc tellement en Provence pour moi, que je ne voudrais pas être cette année autre part qu’ici. Ce mot, d’être F hiver aux Rochers, effraye : hélas ! ma fille, c’est la plus douce chose du monde ; je ris quelquefois, et je dis : C’est donc là ce qu’on appelle passer l’hiver dans des bois. Madame de Coulanges me disait l’autre jour : Quittez vos humides Rochers : je lui répondis : Humide vous-même : c’est Brevannes[2] qui est humide, mais nous sommes sur une hauteur ; c’est comme si vous disiez, Votre humide Montmartre. Ces bois sont présentement tout pénétrés du soleil, quand il en fait ; un terrain sec, et une place Madame, où le midi est à plomb ; et un bout d’une grande allée, où le couchant fait des merveilles ; et quand il pleut, une bonne chambre avec un grand feu, souvent deux tables de jeu, comme présentement ; il y a bien du monde qui ne m’incommode point, je fais mes volontés ; et quand il n’y a personne, nous sommes encore mieux, car nous lisons avec un plaisir que nous préférons à tout. Madame de Marbeuf nous est fort bonne ; elle entre dans tous nos goûts ; mais nous ne l’aurons pas toujours. Voilà une idée que j’ai voulu vous donner, afin que votre amitié soit en repos.

Vous devriez bien m’ envoyer la harangue de M. de Grignan ; puisqu’il en est content, j’en serai encore plus contente que lui. Mandez-lui comme je l’appelais à mon secours ; et dans quelle occasion. Vous m’épargnez bien dans vos lettres, je le sens ; vous passez légèrement sur les endroits difficiles, je ne laisse pas de les partager avec vous. C’est une grande consolation pour vous d’avoir M. le chevalier ; c’est le seul à qui vous puissiez parler confidemment, et le seul qui soit plus touché que vous-même de ce qui vous regarde ; il sait bien comme je suis digne de parler avec lui sur ce sujet : nous sommes si fort dans les mêmes intérêts, qu’il n’est pas possible que cela ne fasse pas une liaison toute naturelle. Je dis mille douceurs à ma chère Pauline, j’ai très-bonne opinion de sa petite vivacité et de ses révérences ; vous l’aimez, vous vous en amusez, j’en suis ravie ; elle répond fort plaisamment à vos questions. Mon Dieu ! ma fille, quand viendra le temps où je vous verrai, que je vous embrasserai de tout mon cœur, et que je verrai cette petite personne ? J’en meurs d’envie ; je vous rendrai compte du premier coup d’œil.


  1. Madame de la Fayette écrivait à madame de Sévigné, le 8 octobre précédent : « Vous êtes vieille, vous vous ennuierez, votre esprit deviendra triste, et baissera, etc. »
  2. Maison de campagne de madame de Coulanges.