Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 299

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 618-620).

299. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 14 décembre 1689.

Si M. le chevalier lisait vos lettres, ma chère comtesse, il n’irait pas chercher, pour se divertir, celles qui viennent de si loin. Ce que vous me mandiez l’autre jour sur Livry, que nous prêtons à M. Sanguin, lui permettant même d’y faire une fontaine ; tout cet endroit, celui de madame de Coulanges, et dans vos amitiés même, tout est si plein de sel, que nous croyons que vous n’avez point d’autre poudre pour vos lettres. J’admire la gaieté de votre style au milieu de tantd’affaires épineuses, accablantes, étranglantes. Vraiment, c’est bien vous, ma chère enfant, qu’il faut admirer, et non pas moi ; je suis seule comme une violette, aisée à cacher ; je ne tiens aucune place, ni aucun rang sur la terre, que dans votre cœur, que j’estime plus que tout le reste, et dans celui de mes amis. Ce que je fais est la chose du monde la plus aisée. Mais vous, dans le rang que vous tenez, dans la plus brillante et la plus passante province de France, joindre l’économie à la magnificence d’un gouverneur, c’est ce qui n’est pas imaginable, et ce que je ne comprends pas aussi qui puisse durer longtemps, surtout avec la dépense de votre fils, qui augmente tous les jours. Comme ces pensées troublent souvent mon repos, je crains bien qu’étant plus près de cet abîme, vous ne soyez aussi plus livrée à ces tristes réflexions : voilà, ma chère comtesse, ma véritable peine ; car pour la solitude, elle ne m’attriste point du tout. Notre bonne et commode compagnie s’en est allée : j’ai chassé en même temps mon fils et sa femme ; l’un devait aller chez sa tante ; l’autre à une visite pressée ; je les ai envoyés tous deux chacun de leur côté ; j’en suis ravie, nous nous retrouverons dans deux jours, nous en serons plus aises, et même je ne suis point seule ; on m’aime en ce pays ; j’eus hier deux hommes de très-bonne compagnie, molinistes[1], je ne m’ennuyai point : j’ai mes lectures, des ouvriers, un beau temps. Si ma chère fille était un peu moins accablée, avec l’espérance de la revoir qui me soutient, que me faudrait-il ?

J’ai écrit au marquis, quoique je lui eusse déjà fait mon compliment ; je le prie de lire dans cette vilaine garnison où il n’a rien à faire ; je lui dis que puisqu’il aime la guerre, c’est quelque chose de monstrueux de n’avoir point envie de voir les livres qui en parlent, et de connaître les gens qui ont excellé dans cet art ; je le gronde, je le tourmente ; j’espère que nous le ferons changer : ce serait la première porte qu’il nous aurait refusé d’ouvrir. Je suis moins fâchée qu’il aime un peu à dormir, sachant bien qu’il ne manquera jamais à ce qui touche sa gloire, que je ne le suis de ce qu’il aime à jouer. Je lui fais entrevoir que c’est sa ruine : s’il joue peu, il perdra peu : mais c’est une petite pluie qui mouille ; s’il joue mal, il sera trompé : il faudra payer ; et s’il n’a point d’argent, ou il manquera de parole, où il prendra sur son nécessaire.

On est malheureux aussi parce qu’on est ignorant ; car, même sans être trompé, il arrive qu’on perd toujours. Enfin, ma fille, ce serait une très-mauvaise chose, et pour lui, et pour vous qui en sentiriez le contre-coup. Le marquis serait donc bien heureux d’aimer à lire, comme Pauline qui est ravie de savoir et de connaître. La jolie, l’heureuse disposition ! on est au-dessus de l’ennui et de l’oisiveté, deux vilaines bêtes. Les romans sont bientôt lus : je voudrais que Pauline eût quelque ordre dans le choix des histoires, qu’elle commençât par un bout, et qu’elle finit par l’autre, pour lui donner une teinture légère, mais générale, de toutes choses. Ne lui dites-vous rien de la géographie ? Nous reprendrons une autre fois cette conversation. Davila est admirable : mais on l’aime mieux quand- on connaît un peu ce qui conduit à ce temps-là, comme Louis XII, François Ier, et d’autres. Ma fille, c’est à vous à gouverner et à rectifier ; c’est votre devoir, vous le savez. Pour le reste, je me doutais bien que dans très-peu de temps vous la rendriez très-aimable et très-jolie ; de l’esprit et une grande envie de vous plaire : il n’en faut pas davantage.


  1. Contre-vérité ; c’est-à-dire jansénistes.