Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 300

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 620-621).

300. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 21 décembre 168D.

Je recommence, ma chère comtesse, à l’endroit où je vous quittai dimanche[1]. Les belles petites juments étaient échappées ; elles coururent longtemps, comme fait la jeunesse, quand elle a la bride sur le cou. Enfin, l’une se trouve à Vitré, dans une métairie : ceux de Vitré furent étonnés de voir la nuit cette petite créature, tout échauffée, toute harnachée, et voulaient lui demander des nouvelles de mon fils. Vous souvient-il du cheval de Rinaldo, qxfOrlando trouva courant avec son harnais, sans son maître ? Quelle douleur ! il ne savait à qui en demander des nouvelles : enfin il s’adresse au cheval : Dimmj, caval gentil, che di Rinaldo, il tuo caro signore, è divenuto. Je ne sais pas bien ce que Rabicano répondit ; mais je vous assure que les deux petites bêtes sont dans l’écurie fort gaillardes, au grand contentement del caro signore.

Coulanges m’a écrit une fort grande et fort jolie lettre ; il vous aura écrit en même temps. Il m’a envoyé des couplets que j’honore ; car il y nomme tous les beaux endroits de Rome, que j’honore aussi : il est gai, il est content, il est favori de M. de Turenne[2] ; comment vous fait ce nom ? Il est amoureux de Pauline, il demande permission au pape de l’épouser, et le prie de lui donner Avignon, qu’il veut faire rentrer dans votre maison ; elle s’appellera comtesse d’Avignon. Enfin, il dit que la vieillesse est autour de lui : il se doute de quelque chose par de certaines supputations ; mais il assure qu’il ne la sent point du tout, ni au corps, ni à l’esprit ; et je vous avoue à mon tour que je me trouve quasi comme lui, et ce n’est que par réflexion que je me fais justice.

Pour nos lectures, elles sont délicieuses. Nous lisons Abbadie[3] et Y Histoire de l’Église ; c’est marier le luth à la voix. Vous n’aimez point ces gageures : je ne sais comme nous pûmes vous captiver un hiver ici. Vous voltigez, vous n’aimez point l’histoire, et on n’a de plaisir que quand on s’affectionne à une lecture, et que l’on en fait son affaire. Quelquefois, pour nous divertir, nous lisons les petites Lettres (de Pascal) : bon Dieu, quel charme ! et comme mon fils les lit ! je songe toujours à ma fille, et combien cet excès de justesse et de raisonnement serait digne d’elle ; mais votre frère dit que vous trouvez que c’est toujours la même chose. Ah, mon Dieu ! tant mieux ; peut-on avoir un style plus parfait, une raillerie plus fine, plus naturelle, plus délicate, plus digne fille de ces dialogues de Platon, qui sont si beaux ? Et lorsqu’après les dix premières lettres il s’adresse aux révérends (jésuites), quel sérieux ! quelle solidité ! quelle force ! quelle éloquence ! quel amour pour Dieu et pour la vérité ! quelle manière de la soutenir et de la faire entendre ! c’est tout cela qu’on trouve dans les huit dernières lettres, qui sont sur un ton tout différent. Je suis assurée que vous ne les avez jamais lues qu’en courant, grapillant les endroits plaisants : mais ce n’est point cela, quand on les lit à loisir. Adieu, ma très-aimable ; mandez-moi si le marquis n’aura pas un bon quartier d’hiver ; c’est une consolation. Je crois que M. le chevalier n’abandonne pas tout à fait son régiment, et que M. de Montégut donne des conseils salutaires au jeune colonel.


  1. La lettre précédente finissait par ces mots : « Ma belle-fille a mal à la tête, elle a versé dans son petit voyage, elle s’est cognée, et deux de ses belles juments, qu’on avait dételées, se sont échappées ; on ne sait encore ou elles sont : mon fils en est en peine : voilà un petit ménage affligé. Ils vous parleront mercredi.
  2. Louis de la Tour, prince de Turenne, neveu du cardinal de Bouillon.
  3. Auteur de la Vérité de la religion chrétienne.,