Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 303

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 624-628).

303. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 15 janvier 1690.

Vous avez raison, je ne puis m’accoutumer à la date de cette année ; cependant la voilà déjà bien commencée ; et vous verrez que, de quelque manière que nous la passions, elle sera, comme vous dites, bientôt passée, et nous trouverons bientôt le fond de notre sac de mille francs[1].

Vraiment vous me gâtez bien, et mes amies de Paris aussi : à peine le soleil remonte du saut d’une puce, que vous me demandez de votre côté quand vous m’attendrez à Grignan ; et mes amies me prient de leur fixer, dès à cette heure, le temps de mon départ, afin d’avancer leur joie. Je suis trop flattée de ces empressements, et surtout des vôtres, qui ne souffrent point de comparaison. Je vous dirai donc, ma chère comtesse, avec sincérité, que, d’ici au mois de septembre, je ne puis recevoir aucune pensée de sortir de ce pays ; c’est le temps que j’envoie mes petites voitures à Paris, dont il n’y a eu encore qu’une très-petite partie. C’est le temps que l’abbé Charrier traite de mes lods et ventes, qui est une affaire de dix mille francs : nous en parlerons une autre fois ; mais contentons-nous de chasser toute espérance de faire un pas avant le temps que je vous ai dit : du reste, je ne vous dis point que vous êtes mon but, ma perspective, vous le savez bien, et que vous êtes d’une manière dans mon cœur, que je craindrais fort que M. Nicole ne trouvât beaucoup à y circoncire ; mais enfin telle est ma dispo* sition. Vous me dites la plus tendre chose du monde, en souhaitant de ne point voir la fin des heureuses années que vous me souhaitez. Nous sommes bien loin de nous rencontrer dans nos souhaits ; car je vous ai mandé une vérité qui est bien juste et bien à sa place, et que Dieu sans doute voudra bien exaucer, qui est de suivre l’ordre tout naturel de la sainte Providence : c’est ce qui me console de tout le chemin laborieux de la vieillesse ; ce sentiment est raisonnable, et le vôtre trop extraordinaire et trop aimable.

Je vous plaindrai quand vous n’aurez plus M. de la Garde et M. le chevalier ; c’est une très-parfaitement bonne compagnie ; mais ils ont leurs raisons, et celle de faire ressusciter la pension d’un homme qui n’est point mort me paraît tout à fait importante. Vous aurez votre enfant qui tiendra joliment sa place à Grignan, il doit y être le bien reçu par bien des raisons, et vous l’embrasserez aussi de bon cœur. Il m’a écrit encore une jolie lettre pour me souhaiter une heureuse année : il me paraît désolé à Kaysersloutre ; il dit que rien ne l’empêche de venir à Paris, mais qu’il attend des ordres de Provence ; que c’est ce ressort qui le fait agir. Je trouve que vous le faites bien languir : sa lettre est du 2 ; je le croyais à Paris ; faites-l’y donc venir, et qu’après une petite apparition, il coure vous embrasser. Ce petit homme me paraît en état que, si vous trouviez un bon parti, Sa Majesté lui accorderait aisément la survivance de votre très-belle charge. Vous trouvez que son caractère et celui de Pauline ne se ressemblent nullement ; il faut pourtant que certaines qualités du cœur soient chez l’un et chez l’autre ; pour l’humeur, c’est une autre affaire. Je suis ravie que ses sentiments soient à votre fantaisie : je lui souhaiterais un peu plus de penchant pour les sciences, pour la lecture ; cela peut venir. Pour Pauline, cette dévoreuse de livres, j’aime mieux qu’elle en avale de mauvais que de ne point aimer à lire ; les romans, les comédies, les Voiture, les Sarrasin, tout cela est bientôt épuisé : a-t-elle taté de Lucien ? est-elle à portée des petites Lettres ? ensuite il faut l’histoire ; si on a besoin de lui pincer le nez pour lui faire avaler, je la plains. Quant aux beaux livres de dévotion, si elle ne les aime point, tant pis pour elle ; car nous ne savons que trop que, même sans dévotion, on les trouve charmants. À l’égard de la morale, comme eile n’en ferait pas un si bon usage que vous, je ne voudrais point du tout qu’elle mît son petit nez ni dans Montaigne, ni dans Charron, ni dans les autres de cette sorte : il est bien matin pour elle. La vraie morale de son âge, c’est celle qu’on apprend dans les bonnes conversations, dans les fables, dans les histoires, par les exemples ; je crois que c’est assez. Si vous lui donnez un peu de votre temps pour causer avec elle, c’est assurément ce qui serait le plus utile : je ne sais si tout ce que je dis vaut la peine que vous le lisiez ; je suis bien loin d’abonder dans mon sens.

Vous me demandez si je suis toujours une petite dévote qui ne vaut guère ; oui, justement, voilà ce que je suis toujours, et pas davantage, à mon grand regret. Tout ce que j’ai de bon, c’est que je sais bien ma religion, et de quoi il est question ; je ne prendrai point le faux pour le vrai ; je sais ce qui est bon et ce qui n’en a que l’apparence ; j’espère ne m’y point méprendre, et que Dieu m’ ayant déjà donné de bons sentiments, il m’en donnera encore : les grâces passées me garantissent en quelque sorte celles qui viendront ; ainsi je vis dans la confiance, mêlée pourtant de beaucoup de crainte. 3M ais je vous gronde de trouver notre Corbinelli le mystique du diable ; votre frère en pâme de rire ; je le gronde comme vous. Comment, mystique du diable ! un homme qui ne songe qu’à détruire son empire ; qui ne cesse d’avoir commerce avec les ennemis du diable, qui sont les saints et les saintes de l’Église ; un homme qui ne compte pour rien son chien de corps ; qui souffre la pauvreté chrétiennement, vous direz philosophiquement ; qui ne cesse de célébrer les perfections et l’existence de Dieu ; qui ne juge jamais son prochain, qui l’excuse toujours ; qui passe sa vie dans la charité et le service du prochain ; qui est insensible aux plaisirs et aux délices de la vie ; qui enfin, malgré sa mauvaise fortune, est entièrement soumis à la volonté de Dieu ! Et vous appelez cela le mystique du diable ! Vous ne sauriez nier que ce ne soit là le portrait de notre pauvre ami : cependant il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d’abord, et qui pourrait surprendre les simples. Mais je résiste comme vous voyez, et je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse, de ma grand’mère (sainte Chantai), et du bienheureux Jean de la Croix[2].

À propos de Corbinelli, il m’écrivit l’autre jour un fort joli billet ; il me rendait compte d’une conversation et d’un dîner chez M. de Lamoignon : les acteurs étaient les maîtres du logis, M. de Troyes, M. de Toulon, le père Bourdaloue, son compagnon, Despréaux et Corbinelli. On parla des ouvrages des anciens et des modernes ; Despréaux soutint les anciens, à la réserve d’un seul moderne, qui surpassait, à son goût, et les vieux et les nouveaux. Le compagnon du Bourdaloue, qui faisait l’entendu, et qui s’était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui demanda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit ? Despréauxne voulut pas le nommer ; Corbinelli lui dit : Monsieur, je vous conjure de mêle dire, afin que je le lise toute la nuit. Despréaux lui répondit en riant : « Ah ! monsieur, vous l’avez lu plus d’une fois, j’en suis assuré. » Le jésuite reprend avec un air dédaigneux, un cotai riso amaro, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux. Despréaux lui dit : « Mon père, ne me pressez point. » Le père continue. Enfin, Despréaux le prend par le bras, et, le serrant bien fort, lui dit : « Mon père, vous le voulez ; hé bien ! morbleu, c’est Pascal. — Pascal, dit le père tout rouge, tout étonné, Pascal est autant beau que le faux peut l’être. — Le faux, reprit Despréaux, le faux ! sachez qu’il est aussi vrai qu’il est inimitable ; on vient de le traduire en trois langues. » Le père répond : « Il n’en est pas plus vrai. » Despréaux s’échauffe, et criant comme un fou : « Quoi ! mon père, direz-vous qu’un des vôtres n’ait pas fait imprimer dans un de ses livres, qu’un chrétien n’est pas obligé d’aimer Dieu ? Osezvous dire que cela est faux ? » « Monsieur, dit le Père en fureur, il faut distinguer. » « Distinguer, dit Despréaux, distinguer, morbleu ! distinguer, distinguer si nous sommes obligés d’aimer Dieu ! » et prenant Corbinelli par le bras, s’enfuit au bout de la chambre ; puis revenant, et courant comme un forcené, il ne voulut jamais se rapprocher du père, s’en alla rejoindre la compagnie qui était demeurée dans la salle où l’on mange : ici finit l’histoire, le rideau tombe. Corbinelli me promet le reste dans une conversation ; mais moi, qui suis persuadée que vous trouverez cette scène aussi plaisante que je l’ai trouvée, je vous l’écris, et je crois que si vous la lisez avec vos bons tons, vous en serez assez contente. Ma fille, je vous gronde d’être un seul moment en peine de moi, quand vous ne recevez pas mes lettres ; vous oubliez les manières de la poste, il faut s’y accoutumer ; et quand je serais malade, ce que je ne suis point du tout, je ne vous en écrirais pas moins quelques lignes, ou mon fils, ou quelqu’un : enfin vous auriez de mes nouvelles ; mais nous n’en sommes pas là.

On me mande que plusieurs duchesses et grandes dames ont été enragées, étant à Versailles, de n’être pas du souper du jour des Rois[3] : voilà ce qui s’appelle des afflictions. Vous savez mieux que moi les autres nouvelles.

Je trouve Pauline bien suffisante de savoir les échecs ; si elle savait combien ce jeu est au-dessus de ma portée, je craindrais son mépris. Ah ! oui, je m’en souviens, je n’oublierai jamais ce voyage : hélas ! est-il possible qu’il y ait vingt-un ans ? je ne le comprends pas ; il me semble que ce fut l’année passée ; mais je juge, par le peu que m’a duré ce temps, ce que me paraîtront les années qui viendront encore.


  1. Madame de Sévigné comparait les douze mois de l’année à un sac de mille francs, qui finit presque aussitôt qu’on a commencé d’y puiser.
  2. Il réforma les carmes, qui prirent alors le nom de carmes déchaussés.
  3. Ce repas eut lieu le 5 janvier 1690. Il y avait cinq tables tenues par le roi, par Monseigneur, par Monsieur, par Madame et par Mademoiselle. Le roi, Monseigneur et Monsieur furent rois chacun à leur table.