Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 304

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 628-630).

304. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 19 février IG90.

Si vous me voyiez, ma chère belle, vous m’ordonneriez de faire le carême ; et, ne me trouvant plus aucune sorte d’incommodité, vous seriez persuadée, comme je le suis, que Dieu ne me donne une si bonne santé que pour me faire obéir au commandement de l’Église. Nous faisons ici une bonne chère ; nous n’avons pas la rivière de Sorgue, mais nous avons la mer ; en sorte que le poisson ne nous manque pas. Il nous vient toutes les semaines du beurre de la Prévalaie ; je l’aime et le mange comme si j’étais Bretonne : nous faisons des beurrées infinies : nous pensons toujours à vous en les mangeant ; mon fils y marque toujours toutes ses dents, et ce qui me fait plaisir, c’est que j’y marque encore toutes les miennes : nous y mettrons bientôt de petites herbes fines et des violettes ; le soir un potage avec un peu de beurre, à la mode du pays, de bons pruneaux, de bons épinards ; enfin, ce n’est pas jeûner, et nous disons avec confusion : Qu’on a de peine à servir la sainte Église ! Mais pourquoi dites-vous du mal de mon café avec du lait ? c’est que vous haïssez le lait, car sans cela vous trouveriez que c’est la plus jolie chose du monde. J’en prends le dimanche matin par plaisir ; vous croyez le dénigrer en disant que cela est bon pour faire vivoter une pauvre pulmonique : vraiment, c’est une grande louange ; et s’il fait vivoter une mourante, il fera vivre fort agréablement une personne qui se porte bien. Voilà le chapitre du carême vidé.

Disons un mot des serinons : que je vous plains d’en entendre si souvent de si longs et de si médiocres ! c’est ce que M. Nicole n’a jamais pu gagner sur moi que cette patience, quoiqu’il en ait fait un beau traité. Quand je serai aussi bonne que M. de la Garde, si Dieu me fait cette grâce, j’aimerai tous les sermons ; en attendant, je me contente des évangiles expliqués par M. le Tourneux : ce sont les vrais sermons, et c’est la vanité des hommes qui les a chargés de tout ce qui les compose présentement. Nous lisons quelquefois des Homélies de saint Jeau-Chrysostome : cela est divin, et nous plaît tellement, que pour moi j’opine à n’aller à Rennes que pour la semaine sainte, afin de n’être point exposée à l’éloquence des prédicateurs qui s’évertuent en faveur du parlement. Je me suis souvenue du jeûne austère que vous faisiez autrefois le mardi-gras, ne vivant que de votre amour-propre, que vous mettiez à toutes sauces, hormis à ce qui pouvait vous nourrir ; mais en cela même il était trompé, car vous deveniez quelquefois couperosée, tant votre sang était échauffé ; vous contempliez votre essence comme un coq en pâte : que cette folie était plaisante ! vous répondiez aussi à la Mousse, qui vous disait : Mademoiselle, tout cela pourrira. Oui, monsieur, mais cela n’est pas pourri. Bon Dieu ! qui croirait qu’une telle personne eût été capable de s’oublier elle-même au point que vous avez fait, et d’être une si habile et si admirable femme ? Il faudrait présentement vous redonner quelque amour, quelque considération pour vous-même : vous en êtes trop vide, et trop remplie des autres. Un équipage, des chevaux, des mulets, de la subsistance ; enfin, vivre au jour là journée : mais entreprendre des dépenses considérables, sans savoir où trouver le nerf de la guerre ; mon enfant, cela n’appartient qu’à vous : mais je vous conjure de songer à Bourbilly : c’est là que vous trouverez peut-être du secours, après l’avoir espéré inutilement d’ailleurs.