Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 309

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 636-638).

309. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES.[modifier]

À Grignan, le 26 juillet 1691
.

Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très-subite de M. de Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place ; dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu ; qui était le centre de tant de choses ! Que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups d’échecs à faire et à conduire ! Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps, je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. Non, non, vous n’aurez pas un seul, un seul moment. Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ? non, en vérité, il y faut réfléchir dans son cabinet. Voilà le second ministre[1] que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome ; rien n’est plus différent que leur mort, mais rien n’est plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les attachaient tous deux à la terre.

Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au conclave : mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J’ai ouï dire qu’un homme d’un très-bon esprit tira une conséquence toute contraire au sujet de ce qu’il voyait dans cette grande ville : il en conclut qu’il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse, de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations : faites donc comme lui, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d’un nombre infini de martyrs ; qu’aux premiers siècles, toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre ; qu’il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l’un après l’autre, sans que la certitude de cette fin leur fit fuir ni refuser une place où la mort était attachée : et quelle mort ! Vous n’avez qu’à lire cette histoire, pour vous persuader qu’une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut être une imagination des hommes. Les hommes ne pensent pas ainsi : lisez saint Augustin dans sa Vérité de la religion, lisez l’Abbadie[2], bien différent de ce grand saint ; mais très-digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne : demandez à l’abbé de Polignac s’il estime ce livre. Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si légèrement ; croyez que, quelque manège qu’il y ait dans le conclave, c’est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape ; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser : j’ai lu ceci en bon. lieu : Quel mal peut-il arriver à une personne gui sait que Dieujait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait f Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin.


  1. M. de Seignelai était mort l’année précédente.
  2. Auteur d’un livre sur la Vérité de la religion chrétienne. Il était protestant.