Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 310

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 638-640).

310. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES, QUI ETAIT[modifier]

ALORS À ANGI-LE-FRANC, CHEZ M, ue DE LOUYOIS.

À Grignan, le 9 septembre 1694.

J’ai reçu plusieurs de vos lettres, mon cher cousin ; il n’y en a point de perdues, ce serait grand dommage, elles ont toutes leur mérite particulier, et font la joie de toute notre société : ce que vous mettez pour adresse sur la dernière, en disant adieu à tous ceux que vous nommez, ne vous a brouillé avec personne : Au château royal de Grignan. Cette adresse frappe, donne tout au moins le plaisir de croire que, dans le nombre de toutes les beautés dont votre imagination est remplie, celle de ce château, qui n’est pas commune, y conserve toujours sa place, et c’est un de ses plus beaux titres : il faut que je vous en parle un peu, puisque vous l’aimez. Ce vilain degré par où l’on montait dans la seconde cour, à la honte des Adhémars, est entièrement renversé, et fait place au plus agréable qu’on puisse imaginer ; je ne dis point grand, ni magnifique, parce que ma fille n’ayant pas voulu jeter tous les appartements par terre, il a fallu se réduire à un certain espace, où l’on a fait un chef-d’œuvre. Le vestibule est beau, et l’on y peut manger fort à son aise ; on y monte par un grand perron ; les armes de Grignan sont sur la porte ; vous les aimez, c’est pourquoi je vous en parle. Les appartements des prélats, dont vous ne connaissez que le salon, sont meublés fort honnêtement, et l’usage que nous en faisons est très-délicieux. Mais puisque nous y sommes, parlons un peu de la cruelle et continuelle chère que l’on y fait, surtouten ce tempsci ; ce ne sont pourtant que les mêmes choses qu’on mange partout, des perdreaux, cela est commun ; mais il n’est pas commun qu’ils soient tous comme lorsqu’à* Paris chacun les approche de son nez en faisant une certaine mine, et criant : Ah, quel fumet ! sentez un peu ; nous supprimons tous ces étonnements ; ces perdreaux sont tous nourris de thym, de marjolaine, et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets ; il n’y a point à choisir : j’en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut que la cuisse se sépare du corps à la première semonce (elle n’y manque jamais), et des tourterelles toutes parfaites aussi. Pour les melons, les figues et les muscats, c’est une chose étrange : si nous voulions, par quelque bizarre fautaisie, trouver un mauvais melon, nous serions obligés de le faire venir de Paris ; il ne s’en trouve point ici ; les figues blanches et sucrées, les muscats comme des grains d’ambre que l’on peut croquer, et qui vous feraient fort bien tourner la tête si vous en mangiez sans mesure, parce que c’est comme si l’on buvait à petits traits du plus exquis vin de Saint- Laurent : mon cher cousin, quelle vie ! vous la connaissez sous de moindres degrés de soleil ; elle ne fait point du tout souvenir de celle de la Trappe. Voyez dans quelle sorte de détail je me suis jetée, c’est le hasard qui conduit nos plumes ; je vous rends ceux que vous m’avez mandés, et que j’aime tant ; cette liberté est assez commode, on ne va pas chercher bien loin le sujet de ses lettres.

Je loue fort le courage de madame de Louvois d’avoir quitté Paris, contre l’avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air : hé, où est-il ce mauvais air ? qui leur a dit qu’il n’est point à Paris ? Nous le trouvons quand il plaît à Dieu, et jamais plus tôt. Parlez-moi bien de vos grandeurs de Tonnerre et d’Ancile-Franc ; j’ai vu ce beau château, et une reine de Sicile sur une porte, dont M. de Noyon vient directement[1]. Je vous trouve trop heureux ; au sortir des dignités de M. le duc de Chaulnes, vous entrez dans l’abondance et les richesses de madame de Louvois ;. suivez cette étoile si bienfaisante, tant qu’elle vous conduira. Je le demandais l’autre jour à madame de Coulanges : elle m’a parlé de Girette ; ah ! quel fou !

Comment pourrons-nous passer de tout ceci, mon cher cousin, au maréchal d’Humières, le plus aimable, le plus aimé de tous les courtisans. Il a dit à M. le curé de Versailles : Monsieur, vous voyez, un homme qui s’en va mourir dans quatre heures, et qui n’a jamais pensé, ni à son salut, ni à ses affaires ; il disait bien vrai, et cette vérité est digne de beaucoup de réflexions : mais je quitte ce sérieux, pour vous demander, sur un autre ton sérieux, si je ne puis pas assurer ici madame de Louvois de mes très-humbles services ; elle est si honnête, qu’elle donne toujours envie de lui faire exercer cette qualité. Mandez-moi qui est de votre troupe, et me payez avec la monnaie dont vous vous servez présentement. Je suis aise que vous soyez plus près de nous, sans que cela me donne plus d’espérance ; mais c’est toujours quelque chose. M. de Griguan est revenu à Marseille ; c’est signe que nous l’aurons bientôt. La flotte qui est vers Barcelone fait mine de prendre bientôt le parti que la saison lui conseille. Tout ce qui est ici vous aime et vous embrasse chacun au prorata de ce qui lui convient, et moi plus que tous. M. de Carcassonne est charmé de vos lettres.


  1. Trait dirigé contre la vanité de M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon.