Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 311

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 640-641).

311. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE COUIANGES.[modifier]

À Grignau, le 26 avril 1695.

Quand vous m’écrivez, mon aimable cousin, j’en ai une joie sensible ; vos lettres sont agréables comme vous ; on les lit avec un plaisir qui se répand partout ; on aime à vous entendre, on vous approuve, on vous admire, chacun selon le degré de chaleur qu’il a pour vous. Quand vous ne m’écrivez pas, je ne gronde point, je ne boude point ; je dis, Mon cousin est dans quelque palais enchanté ; mon cousin n’est point à lui ; on aura sans doute enlevé mon pauvre cousin ; et j’attends avec patience le retour de votre souvenir, sans jamais douter de votre amitié ; car le moyen que vous ne m’aimiez pas ? c’est la première chose que vous avez faite quand vous avez commencé d’ouvrir les yeux ; et c’est moi aussi qui ai commencé la mode de vous aimer et de vous trouver aimable ; une amitié si bien conditionnée ne craint point les injures du temps. Il nous parait que ce temps, qui fait tant de mal en passant sur la tête des autres, ne vous en fait aucun ; vous ne connaissez plus rien à votre baptistaire ; vous êtes persuadé qu’on a fait une très-grosse erreur à la date de l’année ; le chevalier de Grignan dit qu’on a mis sur le sien tout ce qu’on a ôté du vôtre, et il a raison ; c’est ainsi qu’il faut compter son âge. Pour moi, que rien n’avertit encore du nombre de mes années, je suis quelquefois surprise de ma santé ; je suis guérie de mille petites incommodités que j’avais autrefois ; non-seulement j’avance doucement comme une tortue, mais je suis prête à croire que je vais comme une écrevisse[1] : cependant je fais des efforts pour n’être point la dupe de ces trompeuses apparences, et dans quelques années je vous conseillerai d’en faire autant.

Vous êtes à Chaulnes, mon cher cousin, c’est un lieu très-enchanté, dont M. et madame de Chaulnes vont prendre possession ; vous allez retrouver les enfants de ces petits rossignols que vous avez si joliment chantés ; ils doivent redoubler leurs chants, en apprenant de vous le bonheur qu’ils auront de voir plus souvent les maîtres de ce beau séjour. J’ai suivi tous les sentiments de ces gouverneurs ; je n’en ai trouvé aucun qui n’ait été en sa place, et qui ne soit venu de la raison et de la générosité la plus parfaite. Ils ont senti les vives douleurs de toute une province qu’ils ont gouvernée et comblée de biens depuis vingt-six ans ; ils ont obéi cependant d’une manière très-noble ; ils ont eu besoin de leur courage pour vaincre la force de l’habitude, qui les avait comme unis à cette Bretagne : présentement ils ont d’autres pensées ; ils entrent dans le goût de jouir tranquillement de leurs grandeurs ; je ne trouve rien que d’admirable dans toute cette conduite ; je l’ai suivie et sentie avec l’intérêt et l’attention d’une personne qui les aime, et qui les honore du fond du cœur. J’ai mandé à notre duchesse comme M. de Grignan est à Marseille, et dans cette province sans aucune sorte de dégoûts ; au contraire, il paraît, par les ordres du maréchal de ïourville, qu’on l’a ménagé en tout ; ce maréchal lui demandera des troupes quand il en aura besoin ; et M. de Grignan, comme lieutenant général des armées, commandera les troupes de la marine sous ce maréchal. Voilà de quoi il est question ; on veut agir, quoi qu’il en coûte. Je plains bien mon fils de n’avoir plus la douceur de faire sa cour à nos anciens gouverneurs ; il sent cette perte, comme il le doit. Je suis en peine de madame de Coulanges, je m’en vais lui écrire. Recevez les amitiés de tout ce qui est ici, et venez que je vous baise des deux.côtés.


  1. Moins d’un an après, elle n’existait plus.