Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 315

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 647-648).

315. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.[modifier]

À Grignan, mardi 10 janvier 1696.

J’ai pris pour moi les compliments qui me sont dus, monsieur, sur le mariage de madame de Simiane, qui ne sont proprement que d’avoir extrêmement approuvé ce que ma fille a disposé dans son esprit il y a fort longtemps. Jamais rien ne saurait être mieux assorti : tout y est noble, commode et avantageux pour une fille de la maison de Grignan, qui a trouvé un homme et une famille qui comptent pour tout son mérite, sa personne et son nom, et rien du tout le bien ; et c’est uniquement ce qui se compte dans tous les autres pays : ainsi on a profité avec plaisir d’un sentiment si rare et si noble. On ne saurait mieux recevoir vos compliments que M. et madame de Grignan les ont reçus, ni conserver pour votre mérite, monsieur, une estime plus singulière. Nous n’avons qu’un sentiment sur ce sujet, et vous avez fait dans nos cœurs la même impression profonde que vous dites que nous avons faite sur vous : ce coup double est bien heureux, c’est dommage qu’on ne s’en donne plus souvent des marques. Votre style nous charme et nous plaît ; il vous est particulier, et, plus que nous ne saurions vous le dire, dans notre goût ; c’est dommage que nous n’ayons encore quatre ou cinq enfants à marier. Il est triste de penser que nous ne reverrons jamais une seule de vos aimables lettres ; les traits que vous donnez à celle qui cache la moitié de son esprit, et au degré de parenté de l’autre, nous font voir que vous seriez un bon peintre, si c’était encore la mode des portraits.

C’est à vous, monsieur, qu’il faut souhaiter une longue vie, afin que le monde jouisse longtemps de tant de bonnes choses : pour moi, je ne suis plus bonne à rien ; j’ai fait mon rôle, et par mon goût je ne souhaiterais jamais une si longue vie : il est rare que la fin et la lie n’en soit humiliante ; mais nous sommes heureux que ce soit la volonté de Dieu qui la règle, comme toutes les choses de ce monde : tout est mieux entre ses mains qu’entre les nôtres.

Vous me parlez de Corbinelli ; je suis honteuse de vous dire que m’écrivant très-peu, quoique nous nous aimions toujours cordialement, je ne lui ai point parlé de vous ; ainsi son tort n’est pas si grand ; je m’en vais lui en écrire sans lui parler d’autre chose : nous verrons si c’est tout de bon que le crime de l’absence soit irrémissible auprès de lui. Je ne le crois pas en me souvenant du goût que je lui ai vu pour vous : je serais quasi dans le même cas à son égard, si j’étais encore longtemps ici ; mais il nous fera voir comme vous, monsieur, que le fond de l’estime et de l’amitié se conserve, et n’est point incompatible avec le silence ; et c’est cette seule vérité qui peut me consoler du vôtre.