Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 316

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 648-649).

316. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES[1].[modifier]

À Grignan, le 29 mars 1696.

Toutes choses cessantes, je pleure et je jette les hauts cris de la mort de Blanchefort, cet aimable garçon, tout parfait, qu’on donnait pour exemple à tous nos jeunes gens. Une réputation toute faite, une valeur reconnue et digne de son nom, une humeur admirable pour lui (car la mauvaise humeur tourmente), bonne pour ses amis, bonne pour sa famille ; sensible à la tendresse de madame sa mère, de madame sa grand’mère[2], les aimant, les honorant, connaissant leur mérite, prenant plaisir à leur faire sentir sa reconnaissance, et à les payer par là de l’excès de leur amitié ; un bon sens avec une jolie figure ; point enivré de sa jeunesse, comme le sont tous les jeunes gens, qui semblent avoir le diable au corps : et cet aimable garçon disparaît en un moment, comme une fleur que le vent emporte, sans guerre, sans occasion, sans mauvais air ! Mon cher cousin, où peut-on trouver des paroles pour dire ce que l’on pense de la douleur de ces deux mères, et pour leur faire entendre ce que nous pensons ici ? Nous ne songeons pas à leur écrire ; mais si dans quelque occasion vous trouvez le moment de nommer ma fille et moi, et MM. de Grignan, voilà nos sentiments sur cette perte irréparable. Madame de Vins a tout perdu, je l’avoue[3] ; mais quand le cœur a choisi entre deux fils, on n’en voit plus qu’un. Je ne saurais parler d’autre chose. Je fais la révérence à la sainte et modeste sépulture de madame de Guise, dont le renoncement à celle des rois, ses aïeux, mérite une couronne éternelle[4]. Je trouve M. de Saint-Géran trop heureux ; et vous aussi, d’avoir à consoler madame sa femme : dites-lui pour nous tout ce que vous trouverez à propos. Et pour madame de Miramion, cette mère de l’Église, ce sera une perte publique[5]. Adieu, mon cher cousin, je ne saurais changer de ton. Vous avez fait votre jubilé. Le charmant voyage de Saint-Martin a suivi de près le sac et la cendre dont vous me parliez. Les délices dont M. et madame de Marsan jouissent présentement méritent bien que vous les voyiez quelquefois, et que vous les mettiez dans votre hotte ; et moi Je mérite d’être dans celle où vous mettez ceux qui vous aiment ; mais je crains que vous n’ayez point de hotte pour ces derniers.


  1. Cette lettre est vraisemblablement la dernière que madame de Sévigné ait écrite. Elle mourut le 17 d’avril.
  2. La maréchale de Créqui et madame du Plessis-Bellière.
  3. Madame de Vins avait perdu son fils unique.
  4. Elle avait voulu être enterrée aux Carmélites.
  5. « Madame de Miramion mourut à Paris ; c’est une grande perte pour les pauvres, à qui elle faisait beaucoup de bien. Elle avait travaillé à beaucoup de bons établissements de charité, qui presque tous avaient réussi. Le roi l’aidait dans les bonnes œuvres qu’elle faisait, et ne lui refusait jamais rien. » (Mémoires de Dangeau, 24 mars 1696, tome II, page 41.)