Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 41

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 111-113).

41. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 1er avril 1671.

Je revins hier de Saint-Germain : j’étais avec madame d’Arpajon. Le nombre de ceux qui me demandèrent de vos nouvelles est aussi grand que celui de tous ceux qui composent la cour. Je pense qu’il est bon de distinguer la reine, qui fit un pas vers moi, et me demanda des nouvelles de ma fille, sur son aventure du Rhône. Je la remerciai de l’honneur qu’elle vous faisait de se souvenir de vous. Elle reprit la parole, et me dit : Contez-moi comme elle a pensé périr. Je me mis à lui conter votre belle hardiesse de vouloir traverser le Rhône par un grand vent, et que ce vent vous avait jetée rapidement sous une arche à deux doigts du pilier, où vous auriez péri mille fois, si vous l’aviez touché. La reine me dit : Et son mari était-il avec elle ? — Oui, madame ; et M. le coadjuteur aussi Vraiment ils ont grand tort, reprit-elle ; et fit des hélas, et dit des choses très-obligeantes pour vous. Il vint ensuite biendes duchesses, entre autres la jeune Ventadour, très-belle et très-jolie. On fut quelques moments sans lui apporter ce divin tabouret ; je me tournai vers le grand maître[1], et je dis : Hélas ! qu’on le lui donne : il lui coûte assez cher[2]a. Il fut de mon avis. Au milieu du silence du cercle, la reine se tourne, et me dit : À qui ressemble votre petite-fille ? Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de Grignan. Sa Majesté fit un cri, j’en suis fâchée, et me dit doucement : Elle aurait bien mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand’mère. Voilà ce que vous me valez de faire ma cour. Le maréchal de Bellefonds m’a fait promettre de le tirer de la presse ; M. et madame de Duras, à qui j’ai fait vos compliments ; MM. de Charost et de Mont^usier, et tutti quanti, vous les rendent au centuple. Je ne dois pas oublier M. le Dauphin et Mademoiselle, qui m’ont fort parlé de vous. J’ai vu madame de Ludres ; elle vint m’aborder avec une surabondance d’amitié qui me surprit ; elle me parla de vous sur le même ton ; et puis tout d’un coup, comme je pensais lui répondre, je trouvai qu’elle ne m’écoutait plus, et que ses beaux yeux trottaient par la chambre : je le vis promptement, et ceux qui virent que je le vovais me surent bon gré de l’avoir vu, et se mirent à rire. Elle a été plongée dans la mer[3], la mer l’a vue toute nue, et sa fierté en est augmentée ; j’entends la fierté de la mer ; car pour la belle, elle en est fort humiliée.

Les coiffures hurluberlu m’ont fort divertie ; il y en a que l’on voudrait souffleter. La Choiseul ressemblait, comme dit Ninon, à unprintemps d’hôtellerie comme deux gouttes d’eau : cette comparaison est excellente. Mais qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d’un certain M. de Saint-Germain que nous avons vu une fois à Livry. Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe ; elle ressemble à sa mère ; c’est madame de Grignan qui a tout le sel de la maison, et qui n’est pas si sotte que d’être dans cette docilité. Quelqu’un pensa prendre votre parti, et voulut lui ôter l’estime qu’elle a pour vous ; elle le fit taire, et dit qu’elle en savait plus que lui. Quelle corruption ! quoi ! parce qu’elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela cette autre bonne qualité, sans laquelle, selon "ses maximes, on ne peut être parfaite ! Je suis vivement touchée du mal qu’elle fait à mon fils sur ce chapitre : ne lui eu mandez rien ; nous faisons nos efforts, madame de la Fayette et moi, pour le dépêtrer d’un engagement si dangereux. Il a de plus une petite comédienne[4], et tous les Despréaux et les Racine, et paye les soupers : enfin, c’est une vraie diablerie. Il se moque des Mascaron, comme vous avez vu ; vraiment il lui faudrait votre minime[5]. Je n’ai jamais rien vu de si plaisant que ce que vous m’écrivez là-dessus ; je l’ai lu à M. de la Rochefoucauld ; il en a ri de tout son cœur. Il vous mande qu’il y a u*u certain apôtre qui court après sa côte, et qui voudrait bien se l’approprier comme son bien ; mais il n’a pas l’art de suivre les grandes entreprises. Je pense que Mellusine est dans un trou ; nous n’en entendons pas dire un seul mot. M. de la Rochefoucauld vous dit encore que s’il avait seulement trente ans de moins, il eu voudrait fort à la troisième côte [6]de M. de Grignan. L’endroit où vous dites qu’il a deux côtes rompues le fit éclater : nous vous souhaitons toujours quelque sorte de folie qui vous divertisse, mais nous craignons bien que celle-là n’ait été meilleure pour nous que pour vous. Après tout, nous vous plaignons bien de n’entendre parler de Dieu que de cette sorte. AhîJBourdaloue ! il fit, à ce qu’on m’a dit, une passion plus parfaite que tout ce qu’on peut imaginer : c’était celle de l’année passée qu’il avait rajustée, selon ce que ses amis lui avaient conseillé, afin qu’elle fût inimitable. Comment peut-on aimer Dieu, quand on n’entend jamais bien parler de lui ? Il vous faut des grâces plus particulières qu’aux autres. Nous entendîmes l’autre jour l’abbé de Montmort[7] ; je n’ai jamais ouï un si beau jeune sermon ; je vous en souhaiterais autant à la place de votre minime. Il fit le signe de la croix, il dit son texte ; il ne nous gronda point, il ne nous dit point d’injures ; il nous pria de ne point craindre la mort, puisqu’elle était le seul passage que nous eussions pour ressusciter avec Jésus-Christ. Nous le lui accordâmes, nous fûmes tous contents. Il n’a rien qui choque : il imite M. d’Agen sans le copier ; il est hardi, il est modeste, il est savant, il est dévot : enfin, j’en fus contente au dernier point.

Madame de Vauvineux vous rend mille grâces ; sa fille a été très-mal. Madame d’Arpajon vous embrasse mille fois, et surtout M. le Camus vous adore : et moi, ma chère enfant, que pensezvous que je fasse ? Vous aimer, penser à vous, m’ attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m’occuper de vos affaires, m’inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous, s’il était possible ; écumer votre cœur comme j’écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais remplie ; en un mot, comprendre vivement ce que c’est d’aimer quelqu’un plus que soi-même, voilà comme je suis : c’est une chose qu’on dit souvent en l’air ; on abuse de cette expression ; moi, je la répète, et sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi, et cela est vrai.


  1. Le comte, puis duc du Lude, grand maître d’artillerie.
  2. M. de Ventadour était non-seulement laid et contrefait, mais encore tres-débauché.
  3. Voyez la lettre du 13 mars 1671, p. 99.
  4. La champmélé.
  5. Le minime qui prêchait à Grignan.
  6. C’est-à-dire à madame de Grignan, qui était la troisième femme de M. de Grignan.
  7. Depuis évêque de Perpignan.