Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 47

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 120-122).

47. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, dimanche 26 avril 167I.

Il est dimanche 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ce n’est pas une lettre, c’est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé ; voici l’affaire en détail : Le roi arriva le jeudi au soir ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l’on ne s’était point attendu ; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois : Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville : La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu’il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit : « Vatel, tout va bien ; rien n’était si beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. » « Point du tout, dit M. le Prince ; ne vous fâchez point : tout va bien. » Minuit vint, le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtait seize mille francs. À quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demande : Est-ce là tout ? Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne vinrent point ; sa tête s’échauffait, il crut qu’il n’aurait point d’autre marée ; il trouva Gourville, il lui dit : Monsieur, je ne survivrai pointa cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés : on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura ; c’était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au roi fort tristement : on dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua et l’on blâma son courage. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tacha de réparer la perte de Vatel ; elle fut réparée : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté[1]. Hier, qui était samedi, on fit encore de même ; et le soir, le roi alla àLiancourt, où il avait commandé média noche ; il y doit demeurer aujourd’hui. Voilà ce que Moreuil m’a dit, espérant que je vous le manderais. Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais rien du reste. M. d’Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute ; mais comme son écriture n’est pas si lisible que la mienne, j’écris toujours ; et si je vous mande cette infinité de détails, c’est que je les aimerais en pareille occasion.


  1. Gourville dit dans ses Mémoires que cette fête coûta à M. le Prince près de deux cent mille livres.