Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 48

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 122-125).

48. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Commencée à Paris le lundi 27 avril 1671.

Monsieur, madame de Villars et la petite Saint-Gerand sortent d’ici, et vous font mille et mille amitiés ; ils veulent la copie de votre portrait qui est sur ma cheminée, pour la porter en Espagne [1]. Ma petite enfant a été tout le jour dans ma chambre, parée de ses belles dentelles, et faisant l’honneur du logis ; ce logis qui me fait tant songer à vous, où vous étiez il y a un an comme prisonnière ; ce logis que tout le monde vient voir, que tout le monde admire, et que personne ne veut louer. Je soupai l’autre jour chez le marquis d’Uxelles, avec madame la maréchale d’Humières, mesdames d’Arpajon, deBeringhen, de Frontenac, d*Outrelaise, Raimond et Martin ; vous n’y fûtes point oubliée. Je vous conjure, ma fille, de me mander sincèrement des nouvelles de votre santé, de vos desseins, de ce que vous souhaitez de moi. Je suis triste de votre état, je crains que vous ne le soyez aussi ; je vois mille chagrins, et j’ai une suite de pensées dans ma tête, qui ne sont bonnes ni pour la nuit ni pour le jour.

À Livry, mercredi 29 avril.

Depuis que j’ai écrit ce commencement de lettre, j’ai fait un fort joli voyage. Je partis hier assez matin de Paris ; j’allai dîner à Pomponne ; j’y trouvai notre bonhomme[2] qui m’attendait ; je n’aurais pas voulu manquer à lui dire adieu. Je le trouvai dans une augmentation de sainteté qui m’étonna : plus il approche de la mort, plus il s’épure. Il me gronda très-sérieusement ; et, transporté de zèle et d amitié pour moi, il me dit que j’étais folle de ne point songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’ido latrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle me parut moins criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi : il me dit tout cela si fortement, que je n’avais pas le mot à dire. Enfin, après six heures d£ conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai : le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le printemps dans nos forêts ; je m’y suis promenée tout le soir toute seule ; j’y ai trouvé toutes mes tristes pensées : mais je ne veux plus vous en parler. J’ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Ce soir je m’en retourne à Paris, pour faire mon paquet et vous l’envoyer.

Il est vrai, ma fille, qu’il manqua un degré de chaleur à mon amitié, quand je rencontrai la chaîne des galériens ; je devais aller avec eux, au lieu de ne songer qu’à vous écrire. Que vous eussiez été agréablement surprise à Marseille, de me trouver en si bonne compagnie ! Mais vous y allez donc en litière : quelle fantaisie ! J’ai vu que vous n’aimiez les litières que quand elles étaient arrêtées : vous êtes bien changée. Je suis entièrement du parti des médisants : tout l’honneur que je vous puis faire, c’est de croire que jamais vous ne vous seriez servie de cette voiture, si vous ne m’aviez point quittée, et que M. de Grignan fut resté dans sa Provence. Madame de la Fayette craint toujours pour votre vie : elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi, à cause de vos perfections ; et quand elle est douce, elle dit que ce n’est pas sans peine ; mais enfin cela est réglé et approuvé : cette justice la rend digne de la seconde, elle l’a aussi ; iaTroche s’en meurt. Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne ; il est vrai que nous ferons des vies bien différentes : je serai troublée dans la mienne par les états, qui me viendront tourmenter à Vitré sur la fin du mois de juillet ; cela me déplaît fort. Votre frère n’y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche, pour nous revoir ; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée : il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n’en serez plus la maîtresse. J’ai fait autrefois les mêmes fautes que vous, je m’en suis repentie ; et, quoique le temps ne m’ait pas fait tout le mal qu’il fait aux autres, il Délaisse pas de m’avoir ôté mille petits agréments, qui ne laissent que trop de marques de son passage. Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l’esprit de dire des vers de Corneille. En vérité, il y en a de bien transportants ; j’en ai apporté ici un tome qui m’amusa fort hier au soir. Mais n’avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de la Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés ? Nous en étions ravis l’autre jour chez M. de la Rochefoucauld ; nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat.

D’animaux malfaisants c’était un très-bon plat.
Ils n’y craignaient tous deux aucun, tel qu’il pût être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
L’on ne s’en prenait point aux gens du voisinage
Bertrand dérobait tout ; Raton, de son côté,
Était moins attentif aux souris qu’au fromage.

Et le reste. Cela est peint ; et la Citrouille, et le Rossignol, cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles, c’est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un billet admirable à Brancas ; il vous écrivit l’autre jour une main tout entière de papier : c’était une rapsodie assez bonne ; il nous la lut à madame de Coulanges et à moi. Je lui dis : Envoyezla moi donc tout achevée pour mercredi. Il me dit qu’il n’en ferait rien, qu’il ne voulait pas que vous la vissiez ; que cela était trop sot et trop misérable. — Pour qui nous prenez- vous ? vous nous l’avez bien lue. — Tant y a que je ne veux pas qu’elle la lise. Voilà toute la raison que j’en ai eue ; jamais il ne fut si fou. Il sollicita l’autre jour un procès à la seconde des enquêtes ; c’était à la première qu’on le jugeait : cette fo^ie a fort réjoui les sénateurs ; je crois qu’elle lui a fait gagner son procès. Que dites-vous, mon enfant, de l’infinité de cette lettre ? Si je voulais, j’écrirais jusqu’à demain. Conservez- vous, c’est ma ritournelle continuelle ; ne tombez point, gardez quelquefois le lit. Depuis que j’ai donné à ma petite une nourrice comme celle du temps de François I er, je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Pensez-vous que je n’aille point vous voir cette année ? J’avais rangé tout cela d’une autre façon, et même pour l’amour de vous ; mais votre litière me dérange tout : le moyen de ne pas courir cette année, si vous le souhaitez un peu ? Hélas ! c’est bien moi qui dois dire qu’il n’y a plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée ; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry ; enfin, ma fille, il faut bien que vous soyez ingrate : le moyen de rendre tout cela ? Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c’est toujours la même chose. J’embrasserais ce fripon de Grignan, si je n’étais fâchée contre lui.

Maître Paul mourut il y a huit jours ; notre jardin en est tout triste.


  1. Le marquis de Villars était nommé ambassadeur en Espagne.
  2. M. Arnauld d’Andilly, âgé alors de 83 ans.