Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 52

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 129-131).

52. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 21 juin 1671.

Enfin, ma fille, je respire à mon aise, je fais un souper comme M. de la Souche[1] : mon cœur est soulagé d’une presse qui ne me donnait aucun repos ; j’ai été deux ordinaires sans recevoir de vos lettres, et j’étais si fort en peine de votre santé, que j’étais réduite à souhaiter que vous eussiez écrit à tout le monde, hormis à moi. Je m’accommodais mieux d’avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que de porter l’épouvantable inquiétude que j’avais de votre santé ; mais, mon Dieu, je me repens de vous avoir écrit mes douleurs ; elles vous donneront de la peine quand je n’en aurai plus ; voilà le malheur d’être éloignées : hélas ! il n’est pas le seul.

Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu ; elles sont tellement profanes, que je ne comprends pas comme votre saint archevêque[2] les veut souffrir : il est vrai qu’il est Italien, et que cette mode vient de son pays. Enfin, ma fille, vous êtes belle ; quoi ! vous n’êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie[3] ! ah ! je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver, je vous remercie de vous habiller : cette négligence que nous vous avons tant reprochée était d’une honnête femme ; votre mari peut vous en remercier ; mais elle était bien ennuyeuse pour les spectateurs. Vous aurez, ma chère bonne, quelque peine à rallonger les jupes courtes ; nos demoiselles de Vitré, dont l’une s’appelle de Bonnefoi-de-Croqueoison, et l’autre de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. J’appelle la Plessis mademoiselle de Kerlouche ; ces noms me réjouissent. Nous avons eu ici des pluies continuelles ; et, au lieu de dire, Après la pluie vient le beau temps, nous disons, Après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers ont été dispersés ; et au lieu de m’adresser votre lettre au pied d’un arbre, vous auriez pu l’adresser au coin du feu. Nous avons eu depuis mon arrivée beaucoup d’affaires ; nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, et dont je crois que vous ne douterez pas, c’est que nous sommes bien loin de vous oublier : nous en parlons très-souvent ; mais, quoique j’en parle beaucoup, j’y pense encore davantage, et jour et nuit, et quand il semble que je n’y pense plus, et «nfin comme on devrait penser à Dieu, si on était véritablement touché de son amour ; j’y pense, en un mot, d’autant plus que très-souvent je ne veux pas parler de vous : il y a des excès qu’il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique ; il me souvient encore comme il faut vivre pour n’être pas pesante : je me sers de mes vieilles leçons.

Nous lisons fort ici ; la Mousse m’a priée qu’il pût lire le Tasse avec moi : je le sais fort bien, parce que j’ai très-bien appris l’italien ; cela me divertit : son latin et son bon sens le rendent un bon écolier ; et ma routine et les bons maîtres que j’ai eus me rendent une bonne maîtresse. Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu’il joue comme Molière, des vers, des romans, des histoires ; il est fort amusant, il a de l’esprit, il entend bien, il nous entraîne ; il nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous enavions le dessein : quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de Nicole ; mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos ; et le moyen, quand on est à cent mille lieues de vous ! Vous dites fort bien, on se voit et on se parle au travers d’un gros crêpe. Vous connaissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre : pour moi, je ne sais où j’en suis ; je me suis fait une Provence, une maison à Aix peut-être plus belle que celle que vous avez ; je vous y trouve. Pour Grignan-, je le vois aussi ; mais vous n’avez point d’arbres, cela me fâche : je ne vois pas bien où vous vous promenez ; j’ai peur que le vent ne vous emporte sur votre terrasse : si je croyais qu’il pût vous apporter ici par un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait ! Voilà une folie que je pousserais loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau ; il sent bien les anciens Adhémars. Je suis ravie de voir comme le bon abbé vous aime ; son cœur est pour vous comme si je l’avais pétri de mes propres mains ; cela fait justement que je l’adore. Votre fille est plaisante ; elle n’a pas osé aspirera la perfection du nez de sa mère, elle n’a pas voulu aussi... je n’en dirai pas davantage ; elle a pris un troisième parti, et s’est avisée d’avoir un petit nez carré[4] : mon enfant, n’en êtes- vous point fâchée ! Mais pour cette fois vous ne devez pas avoir cette idée ; mirez-vous, c’est tout ce que vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien. Adieu, ma très-aimable enfant ; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé.


  1. Arnolphe, scène vi, acte II de V École des femmes, trouvant son nom trop bourgeois, se faisait appeler M. de la Souche.
  2. Le cardinal Grimaldi.
  3. La princesse Olympie, abandonnée par Birène dans une île déserte, cherche en vain son époux qui n’est plus à ses côtés ; elle gravit un rocher, et aperçoit dans le lointain la voile qui emporte l’infidèle. À cette vue elle tombe toute tremblante, plus pale et plus froide que la neige.
    Tutta tremente si lascià cadere,
    Più bianca, e più che nevc, fredda in volto.
    Orlando Furio, cant. X, stanz. 21.
  4. Comme celui de madame de Sévigné.