Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 53

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 132-136).

53. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 28 juin 1671.

Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées ; j’ai reçu deux lettres de vous qui m’ont transportée de joie : ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer. Si j’ai contribué de quelque chose à l’agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien : mais la Providence, qui a mis tant d’espaces et tant d’absences entre nous, m’en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château : vous m’y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. J’avais vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la première madame de Grignan[1] ; je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l’honneur de vos commandements ; je veux vous remercier d’avoir bien voulu m’en parler en détail. Si votre lettre m’avait ennuyée, outre que j’aurais mauvais goût, il faudrait encore que j’eusse bien peu d’amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour les détails ; je vous l’ai déjà dk, et vous le pouvez sentir ; ils sont aussi chers de ceux que nous aimons, qu’ils nous sont ennuyeux des autres ; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous en importunent : si cette observation est vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c’est un grand plaisir que d’être, comme vous êtes, une véritable grande dame : je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château : une grande insensibilité là-dessus le mettrait dans un chagrin que je m’imagine plus aisément qu’un autre : je prends part à la joie qu’il a de vous voir contente ; il y a des cœurs qui ont tant de sympathie en certaines choses, qu’ils sentent par eux ce que pensent les autres. Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli : n’avez-vous pas été bien aise de parler leur langage ? Comment va la belle passion de Vardes pour la T... [2] ? Dites-moi s’il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de misanthroperie soutiennent son cœur contre les coups de l’amour et de la fortune. Vos lectures sont bonnes ; Pétrarque vous doit divertir avec le commentaire que vous avez ; celui que nous avait fait mademoiselle de Scudéri sur certains sonnets les rendait agréables à lire. Pour Tacite, vous savez comme j’en étais charmée ici pendant nos lectures, et comme je vous interrompais souvent pour vous faire entendre des périodes où je trouvais de l’harmonie : mais si vous en demeurez à la moitié, je vous gronde ; vous ferez tort à la majesté du sujet ; il faut vous dire, comme ce prélat disait à la reine mère : Ceci est histoire ; vous savez le conte. Je ne vous pardonne ce manque de courage que pour les romans que vous n’aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir : je m’y trouve habile, par l’habileté des maîtres que j’ai eus. Mon fils fait lire Cléopâtre [3] à la Mousse, et, malgré moi, je l’écoute, et j’y trouve encore quelques amusements. Mon fils s’en va en Lorraine ; son absence nous donnera beaucoup d’ennui. Vous savez comme je suis sur le chagrin de voir partir une compagnie agréable ; vous savez aussi mes transports de joie quand je vois partir une chienne de carrossée qui ma contrainte et ennuyée : c’est ce qui nous faisait décider nettement qu’une méchante compagnie est plus souhaitable qu’une bonne. Je me souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici ; et de tout ce que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez : ce souvenir ne me quitte jamais ; et puis tout d’un coup je pense où vous êtes ; mon imagination ne me présente qu’un grand espace fort éloigné ; votre château m’arrête maintenant les yeux ; les murailles de votre mail me déplaisent. Le nôtre est d’une beauté surprenante, et tout le jeune plant que vous avez vu est délicieux : c’est une jeunesse que je prends plaisir d’élever jusqu’aux nues ; et très-souvent, sans considérer les conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas, parce qu’ils font ombrage, ou qu’ils incommodent mes jeunes enfants : mon fils regarde cette conduite ; mais je ne lui en laisse pas faire l’application. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au parlement de Rennes. Je suis libertine[4] plus que vous : je laissai l’autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie[5], par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer ; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étaient nécessaires. Ce n’étaient pas les deux jeunes femmes, c’était la mère et une guimbarde de Rennes, et les fils. Mademoiselle du Plessis est toute telle que vous la représentez, et encore un peu plus impertinente ; ce qu’elle dit tous les jours sur la crainte de me donner de la jalousie est une chose originale dont je suis au désespoir, quand je n’ai personne pour en rire. Sa belle-sœur est fort jolie, sans être ridicule en rien, et parle gascon au milieu de la Bretagne : j’en ai la même joie que vous avez de ma Languette, qui parle parisien au milieu delà Provence : cette petite basse Brette est fort aimable. Je vous trouve fort heureuse d’avoir madame de Simiane[6] ; vous avez avec elle un fonds de connaissance qui vous doit ôter toutes sortes de contraintes ; c’est beaucoup ; cela vous fera une compagnie agréable : puisqu’elle se souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et à notre cher coadjuteur. Nous ne nous écrivons plus, et nous ne savons pourquoi ; nous nous trouvons trop loin, cependant j’admire la diligence de la poste. La comparaison de Chilly[7] m’a ravie, et de voir ma chambre déjà marquée : je ne souhaite rien tant que de l’occuper ; ce sera de bonne heure l’année qui vient, et cette espérance me donne une joie dont vous comprendrez une partie par celle que vous aurez de m’y recevoir.

Je reviens encore à vous, c’est-à-dire à cette divine fontaine de Vaucluse : quelle beauté ! Pétrarque avait bien raison d’en parler souvent. Mais songez que je verrai toutes ces merveilles : moi, qui honore les antiquités, j’en serai ravie, et de toutes les magnificences de Grignan. L’abbé aura bien des affaires : après les ordres doriques et les titres de votre maison, il n’y a rien à souhaiter que l’ordre que vous y allez mettre ; car, sans un peu de subsistance, tout est dur, tout est amer. Ceux qui se ruinent me font pitié : c’est la seule affliction dans la vie qui se fasse toujours sentir également, et que le temps augmente au lieu de la diminuer. J’ai souvent des conversations sur ce sujet avec un de nos petits amis ; s’il veut pro fiter de toutes celles que nous avons faites, il en a pour longtemps, et sur toutes sortes de chapitres, et d’une manière si peu ennuyeuse, qu’il ne devrait pas les oublier. Je suis aise que vous ayez cet automne une couple de beaux-frères ; je trouve que votre journée est fort bien réglée : on va loin sans mourir d’ennui, pourvu qu’on se donne des occupations, et qu’on ne perde point courage. Le beau temps a remis tous mes ouvriers en campagne, cela me divertit : quand j’ai du monde, je travaille à ce beau parement d’autel que vous m’avez vu traîner à Paris ; quand je suis seule, je lis, j’écris ; je suis en affaires dans le cabinet de notre abbé ; je vous le souhaite quelquefois pour deux ou trois jours seulement.

Je consens au commerce de bel esprit que vous me proposez. Je fis l’autre jour une maxime tout de suite sans y penser, et je la trouvai si bonne, que je crus l’avoir retenue par cœur de celles de M. de la Rochefoucauld : je vous prie de me le dire ; en ce cas, il faudraitlouer ma mémoire plusque mon jugement. Je disais, comme si je n’eusse rien dit, que V ingratitude attire les reproches, comme la reconnaissance attire de nouveaux bienfaits. Ditesmoi donc ce que c’est que cela ? l’ai-je lu ? l’ai-je rêvé ? l’ai-je imaginé ? Rien n’est plus vrai que la chose, et rien n’est plus vrai aussi que je ne sais où je l’ai prise, et que je l’ai trouvée toute rangée dans ma tête, et au bout de ma langue. Pour la sentence de Bella cosa, farniente, vous ne la trouverez plus si fade, quand vous saurez qu’elle est dite pour votre frère ; songez à sa déroute de cet hiver. Adieu, ma très-aimable enfant ; conservez-vous, soyez belle, habillez- vous, amusez-vous, promenez-vous. Je viens d’écrire à Vivonne[8] pour un capitaine bohème, afin qu’il lui relâche un peu ses fers, pourvu que cela ne soit point contre le service du roi. Il v avait parmi nos Bohèmes, dont je vous parlais l’autre jour, une jeune fille qui danse très-bien, et qui me fit extrêmement souvenir de votre danse : je la pris en amitié ; elle me pria d’écrire en Provence pour son grand-père, qui est à Marseille. Et où est-il, votre grand-père ? Il est à Marseille ; d’un ton doux, comme si elle disait, il est à Vincennes. C’était un capitaine bohème d’un mérite singulier[9] ; de sorte que je lui promis d’écrire, et je me suis avisée tout d’un coup d’écrire à Vivonne : voilà ma lettre ; si vous n’êtes pas en état que je puisse rire avec lui, vous la brûle rez ; si vous la trouvez mauvaise, vous la brûlerez encore ; si vous êtes assez bien avec ce gros crevé, et que ma lettre vous en épargne une autre, vous la ferez cacheter, et vous la lui ferez tenir. Je n’ai pu refuser cette prière au ton de la petite fille, et au menuet le mieux dansé que j’aie vu depuis ceux de mademoiselle de Sévigné ; c’est votre même air ; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux. Voici une lettre d’une telle longueur, que je vous pardonne de ne la point achever : je le comprendrai plus aisément que de demeurer au septième tome de Cassandre et de Clêopâtre. Je vous embrasse très-tendrement. M. de Grignan est bien loin de se figurer qu’on puisse lire des lettres de cette longueur ; mais, tout de bon, les lisez-vous en un jour ?


  1. Angélique-Claire d’Angennes.
  2. M. de Monmerqué croit qu’il s’agissait de mademoiselle de Toiras, fille du marquis de Toiras, gouverneur de Montpellier.
  3. Roman de la Calprenède.
  4. Libertin, libertine, se prend aujourd’hui dans le sens d’inconduite et de mauvaises mœurs ; il signifiait seulement alors l’indépendance, l’amour de la liberté en toute chose, la répugnance à se soumettre à la règle : c’est dans ce sens que dans le Tartufe Molière fait dire à Orgon :
    Mon frère, ce discours sent le libertinage.
  5. La famille de Fouesnel habitait le château de ce nom, à quelques lieues des Rochers.
  6. Madeleine Hai-du-Chàtelet, femme de Charles- Louis, marquis de Simiane. Elle fut dans la suite belle-mère de Pauline de Grignan.
  7. Les châteaux de Chilly et de Grignan ont effectivement quelque rapport.
  8. M. de Vivonne était général des galères.
  9. 1l était alors forçat des galères.