Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 54

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 136-137).

54. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 1 er juillet 1671.

Voilà donc le mois de juin passé ; j’en suis tout étonnée, je ne pensais pas qu’il dût jamais finir. Ne vous souvient-il pas d’un certain mois de septembre que vous trouviez qui ne prenait point le chemin de faire jamais place au mois d’octobre ? Celui-ci prenait le même train ; mais je vois bien maintenant que tout finit : m’en voilà persuadée.

C’est une aimable demeure que Fouesnel ; nous y fûmes hier, mon fils et moi, dans une calèche à six chevaux ; il n’y a rien de plus joli, il semble qu’on vole : nous fîmes des chansons que nous vous envoyons ; le cas que nous faisons de votre prose ne nous empêche point de vous faire part de nos vers. Madame de la Fayette est bien contente de la lettre que vous lui avez écrite. Voilà qui est fait, ma fille, votre frère nous va quitter. Nous allons nous jeter, la Mousse et moi, dans de bonnes lectures. Le Tasse nous amuse fort, et toutes les bagatelles du monde nous ont divertis jusqu’ici, à cause de mon fils, qui en est le roi. Je m’en vais faire de grandes promenades toute seule tête à tête, comme disait Tonquedec[1]. Croyez-vous que je pense à vous ? J’ai aussi mon petit ami que j’aime tendrement : la plus aimable chose du monde est un portrait bien fait ; quoi que vous puissiez dire, celui-là ne vous fait point de tort. Vos lettres de Grignan m’ont nourrie et consolée de mes chagrins passés ; j’en attends toujours avec impatience ; mais, de bonne foi, j’en écris souvent d’une longueur trop excessive ; je veux que celle-ci soit raisonnable ; il n’est pas juste de juger de vous par moi : cette mesure est téméraire ; vous avez moins de loisir que moi.

Voilà mademoiselle du Plessis qui entre ; elle me plante ce baiser que vous connaissez, et me presse de lui montrer l’endroit de vos lettres où vous parlez d’elle. Mon fils a eu l’insolence de lui dire devant moi que vous vous souveniez d’elle fort agréablement, et me dit ensuite : Montrez-lui l’endroit, madame, afin qu’elle n’en doute pas. Me voilà rouge comme vous, quand vous pensez aux péchés des autres ; je suis contrainte de mentir mille fois, et de dire que j’ai brûlé votre lettre. Voilà les malices de ce guidon[2]. En récompense je l’assurai l’autre jour que si vous répondiez au-dessus de la reine d’Aragon, vous ne mettriez pas à Guidon le Sauvage. J’ai reçu une lettre de Guitant fort douce et fort honnête : il me mande qu’il a trouvé en moi depuis quelque temps mille bonnes choses, à quoi il n’avait pas pensé ; et moi, de peur de lui répondre sottement que je crains bien de détruire son opinion, je lui dis que j’espère qu’il m’aimera encore davantage, quand il me connaîtra mieux ; je réponds toutes les extravagances qui se présentent à moi, plutôt que ces selles à tous chevaux dont nous avons tant ri ici. Je suis persuadée que vous vo’us aiderez fort bien de madame de Simiane : il faut ôter l’air et le ton de compagnie le plus tôt que l’on peut, et faire entrer les gens dans nos plaisirs et dans nos fantaisies ; sans cela il faut mourir, et c’est mourir d’une vilaine épée. Je l’ai juré, ma fille, je vais finir ; je. me fais une extrême violence pour vous quitter ; notre commerce fait l’unique plaisir de ma vie ; je suis persuadée que vous le croyez. Je vous embrasse, ma chère petite, et je baise vos belles joues.


  1. René de Quengo, seigneur de Tonquedec, ami du marquis de Sévigné.
  2. M. de Sévigoé était guidon des gendarmes Dauphin.