Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 64

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 157-159).

64. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 23 août 1671.

Vous étiez donc avec votre présidente de Charmes, quand vous m’avez écrit ! Son mari était intime ami de M. Fouquet : dis-je bien ? Enfin ma fille, vous n’êtes point seule, et M. de Grignan avait raison de vous faire quitter votre cabinet, pour entretenir votre compagnie : ce qu’il aurait pu retrancher, c’est sa barbe de capucin, il est vrai qu’elle ne lui fait point de tort, puisqu’à Livry, avec sa touffe ébouriffée[1], vous ne pensiez pas qu’Adonis fut plus beau ; je redis quelquefois ces quatre vers avec admiration. Je suis surprise comme le souvenir de certains temps fait de l’impression sur l’esprit, soit en bien, soit en mal ; je me représente cette automne-là délicieuse, et puis j’en regarde la fin avec une horreur qui me fait suer les grosses gouttes[2] ; et cependant il faut remercier Dieu du bonheur qui vous tira d’affaire. Les réflexions que vous faites sur la mort de M. de Guise [3] sont admirables ; elles m’ont bien creusé les yeux dans mon mail ; car c’est là où je rêve à plaisir. Le pauvre la Mousse a eu mal aux dents ; de sorte que depuis longtemps je me promène toute seule jusqu’à la nuit, et Dieu sait à quoi je ne pense point. Ne craignez point pour moi l’ennui que me peut donner la solitude ; hors les maux qui viennent de mon cœur, contre lesquels je n’ai point de force, je ne suis à plaindre sur rien : mon humeur est heureuse, elle s’accommode et s’amuse de tout ; et je me trouve mieux d’être ici toute seule que du fracas de Vitré. Il y a huit jours que je suis ici, dans une paix qui m’a guérie d’un rhume épouvantable ; j’ai bu del’eau, je n’ai point parlé, je n’ai point soupe ; et quoique je n’en aie point raccourci mes promenades, je me suis guérie. Madame de Chaulnes, mademoiselle de Murinais, madame Fourché, et une fiile de Nantes fort bien faite, vinrent ici jeudi : madame de Chaulnes entra en me disant qu’elle ne pouvait être plus longtemps sans me voir, que toute la Bretagne lui pesait sur les épaules, et qu’enfin elle se mourait. Là-dessus elle se jette sur mon lit ; on se met autour d’elle, et en un moment la voilà endormie de pure fatigue ; nous causons toujours ; elle se réveille enfin, trouvant plaisante et adorant l’aimable liberté des Rochers. Nous allâmes nous promener, nous nous assîmes dans le fond de ces bois ; pendant que les autres jouaient au mail, je lui faisais conter Rome, et par quelle aventure elle avait épousé M. de Chaulnes : car je cherche toujours à ne- me point ennuyer. Pendant que nous étions là, voilà une pluie traîtresse comme une fois à Livry, qui, sans se faire craindre, se met d’abord à nous noyer, mais noyer à faire couler l’eau de partout sur nos habits : les feuilles furent percées dans un moment, et nos habits percés dans un autre moment. Nous voilà toutes à courir ; on crie, on tombe, on glisse ; enfin on arrive, on fait grand feu : on change de chemise, de jupe ; je fournis à tout ; on se fait essuyer ses souliers ; on pâme de rire. Voilà comme fut traitée la gouvernante de Bretagne dans son propre gouvernement ; après cela on fit une jolie collation, et puis cette pauvre femme s’en retourna, plus fâchée sans doute du rôle ennuyeux qu’elle allait reprendre, que de l’affront qu’elle avait reçu ici. Elle me fit promettre de vous mander cette aventure, et d’aller demain lui aider à soutenir le reste des états, qui finiront dans huit jours. Je lui promis l’un et l’autre ; je m’acquitte aujourd’hui de l’un, et demain je m’acquitterai de l’autre, ne trouvant pas que je puisse me dispenser de cette complaisance.

Madame de la Fayette vous aura mandé comme M. de la Rochefoucauld a fait duc le prince {de Marsillac) 'son fils, et de quelle façon le roi a donné une nouvelle pension : enfin la manière vaut mieux que la chose, n’est-il pas vrai ? Nous avons quelquefois ri de ce discours commun à tous les courtisans. Vous avez présentement le prince Adhémar[4] ; dites-lui que j’ai reçu sa dernière lettre, et embrassez-le pour moi. Vous avez, à mon compte, cinq ou six Grignans ; c’est un bonheur, comme vous dites, qu’ils soient tous aimables et d’une bonne société ; sans cela ils feraient l’ennui de votre vie, au lieu qu’ils en font la douceur et le plaisir. On me mande qu’il y a de la rougeole à Sully, et que ma tante va prendre mes petites entrailles pour les amener chez elle : cela fâchera bien la nourrice, mais que faire ? C’est une nécessité. C’en sera une bien dure que de demeurer en Provence pour les gages, quand vous verrez partir d’auprès de vous madame de Senneterre pour Paris : je voudrais bien, ma chère enfant, que vous eussiez assez d’amitié pour moi pour ne me pas faire le même tour quand j’irai vous voir l’année qui vient. Je voudrais qu’entre ci et là vous fissiez l’impossible pour vos affaires ; c’est ce qui fait que j’y pense, et que je m’en tourmente tant. Il faut donc que je vous ramène chez moi, qui est chez vous.

M. de Chesières est ici ; il a trouvé mes arbres crus ; il en est fort étonné, après les avoir vus pas plus grands que cela, comme disait M. de Montbazon de ses enfants. Je suis fort aise que la maladie du pauvre Grignan ait été si courte ; je l’embrasse et lui souhaite toutes sortes de biens et de bonheurs, aussi bien qu’à sa chère moitié, que j’aime plus que moi-même ; je le sens du moins mille fois davantage. Notre abbé est à vous ; la Mousse attend cette lettre que vous composez.


  1. Hémistiche d’un bout-rimé rempli par madame de Grignan.
  2. A cause de la fausse couche que madame de Grignan fit à Livry.
  3. Il mourut de la petite vérole le 30 juillet 1671.
  4. Le chevalier de Grignan.