Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 65

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 159-161).

65. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

A Vitré, dimanche 16 août 1671.

Quoi ! ma chère fille, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne m’en effraye pas ! Vous voulez accouchera Grignan, et vous voulez que je ne m’en inquiète pas ! Priez-moi en même temps de ne vous aimer guère ; mais soyez assurée que pendant que vous me serez ce que vous êtes à mon cœur, c’est-à-dire pendant que je vivrai, je ne puis jamais voir tranquillement tous les maux qui vous peuvent arriver. Je prie Deville de faire tous les soirs une ronde pour éviter les accidents du feu. Si le hasard n’avait fait lever M. de Grignan plus matin que le jour, voyez un peu où vous en étiez, et ce que vous deveniez avec votre château ! Je crois que vous n’avez pas oublié de remercier Dieu : pour moi, j’y ai trop d’intérêt pour ne l’avoir pas fait.

M. de Lavardin fait ici l’amoureux d’une petite madame ; j' ai trouvé que c’est une contenance dont il a besoin comme d’un éventail. J’ai dit à madame de Chaulnes les compliments que vous lui faites ; elle les a reçus d’une manière, et vous en rend de si bons, que je suis persuadée qu’elle voudrait, au prix des Molac et des Lavardin[1], que vous fussiez sa lieutenante générale : il n’y a que ces charges de belles ; les lieutenants de roi ne sont pas dignes de porter votre robe. Je suis encore ici ; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m’y retenir : ce sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci. Vous croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où je n’ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier de grandes dévotions, et demain je m’en vais aux Rochers, où je serai ravie de ne plus voir de festins, et d’être un peu à tnoi : je meurs de faim au milieu de toutes ces viandes, et je proposais l’autre jour à Pomenars d’envoyer accommoder un gigot de mouton à la tour de Sévigné pour minuit, en revenant de chez madame de Chaulnes : enfin, soit besoin ou dégoût, je meurs d’envie d’être dans mon mail ; j’y serai huit ou dix jours. Notre abbé, la Mousse et Marphise ont grand besoin de ma présence ; ces deux premiers viennent pourtant dîner ici quelquefois ; il y est très-souvent question de madame la gouvernante de Provence, c’est ainsi que M. de Chaulnes vous nomme en commençant votre santé. On contait hier au soir à table qu’Arlequin, l’autre jour à Paris, portait une grosse pierre sous son petit manteau ; on lui demandait ce qu’il voulait faire de cette pierre ; il dit que c’était un échantillon d’une maison qu’il voulait vendre ; cela me fit rire ; je jurai que je vous le manderais : si vous croyez, ma fille, que cette invention fût bonne pour vendre votre terre, vous pourriez vous en servir.

Madame de la Fayette m’a mandé qu’elle allait vous écrire, mais que la migraine l’en empêche ; elle est fort à plaindre de ce mal : je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux n’avoir pas autant d’esprit que Pascal[2], que d’en avoir les incommodités. La date de votre lettre est admirable : voilà qui est donc bien, je n’ai que vingt ans ; puisqu’il est ainsi, vous n’avez pas sujet de craindre pour ma santé ; n’en soyez point en peine, songez seulement à la vôtre. Cette émotion que la crainte du feu vous a donnée, me déplaît beaucoup : ce fut ensuite d’une émotion qu’arriva votre accouchement de Livry : tâchez donc, ma chère enfant, d’éviter autant que vous pourrez tout ce qui peut vous émouvoir. J’aime déjà ce chamarier [3] de Rochebonne ; c’est une bonne roche que celle dont vous me dépeignez son âme : c’est à M. de Grignan que j’adresse cette gentillesse ; comme à celui qui m’y saura bien répondre. Je suis bien aise d’avoir encore une maison assurée à Lyon, outre celle de l’intendant.

Autant qu’un voyage en ce monde peut être sûr, celui de Provence l’est pour l’année qui vient. Ma chère enfant, gouvernezvous bien entre ci et là, c’est mon unique soin, et la chose du monde dont je vous serai le plus sensiblement obligée ; c’est là que vous pouvez me témoigner solidement l’amitié que vous avez pour moi. Il me semble que vous voyez bien des Provençaux à Grignan : si vous saviez aussi la quantité de Bretons que l’on voit tous les jours ici ! cela n’est pas imaginable. Vous me ravissez quand vous me dites que vous aimez le coadjuteur, et qu’il vous aime : j’ai cette union dans la tête ; il me semble qu’elle est entièrement nécessaire à votre bonheur ; conservez-la, et prenez de ses conseils pour vos affaires. Notre abbé vous adore toujours ; la petite Mousse a une dent de moins, et ma petite enfant une dent de plus : ainsi va le monde. Je bénis Flachère de vous avoir sauvée du feu, et je vous embrasse mille fois plus tendrement que je ne puis vous dire. Chésières est guéri au bruit du trictrac de chez M. d’Harouïs.


  1. Lieutenants généraux de la province de Bretagne.
  2. Blaise Pascal, un des plus beaux génies de son siècle, avait été sujet à de grands maux de tête ; il mourut dans la fleur de l’âge en 1662.
  3. Dignité du chapitre de Saint-Jean de Lyon.