Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 68

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 165-167).

68. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 23 septembre 1671.

Nous voilà, ma chère enfant, retombés dans le plus épouvantable temps qu’on puisse imaginer : il y a quatre jours qu’il fait un orage continuel ; toutes nos allées sont noyées, on ne s’y promène plus. Nos maçons, nos charpentiers gardent la chambre ; enfin j’en hais ce pays, et je souhaite votre soleil à tout moment ; peut-être que vous souhaitez ma pluie ; nous faisons bien toutes deux. Nous avons à Vitré ce pauvre petit abbé de Montigny, évêque de Léon, qui part aujourd’hui, comme je crois, pour voir un pays beaucoup plus beau que celui-ci. Enfin, après avoir été ballotté cinq ou six fois de la mort à la vie, les redoublements de la fièvre ont décidé en faveur de la mort ; il ne s’en soucie guère, car son cerveau est embarrassé ; mais son frère l’avocat général[1] s’en soucie beaucoup, et pleure très-souvent avec moi ; car je vais le voir, et suis son unique consolation : c’est dans ces occasions qu’il faut faire des merveilles. Du reste, je suis dans ma chambre à lire, sans oser mettre le nez dehors. Mon cœur est content, parce que je crois que vous vous portez bien ; cela me fait supporter les tempêtes, car ce sont des tempêtes continuelles : sans le repos que me donne mon cœur, je ne souffrirais pas impunément l’affront que me fait le mois de septembre ; c’est une trahison, dans la saison où nous sommes, au milieu de vingt ouvriers : je ferais un beau bruit, Quos ego[2] !

Je poursuis cette morale de Nicole, que je trouve délicieuse ; elle ne m’a encore donné aucune leçon contre la pluie, mais j’en attends, car j’y trouve tout ; et la conformité à la volonté de Dieu me pourrait suffire, si je ne voulais un remède spécifique. Enfin je trouve ce livre admirable ; personne n’a écrit comme ces messieurs, car je mets Pascal de moitié à tout ce qui est beau. On aime tant à entendre parler de soi et de ses sentiments, que, quoique ce soit en mal, on en est charmé. J’ai même pardonné Y enflure du cœur en faveur du reste, et je maintiens qu’il n’y a point d’autre mot pour expliquer la vanité et l’orgueil, qui sont proprement du vent : cherchez un autre mot ; j’achèverai cette lecture avec plaisir. Nous lisons aussi l’histoire de France depuis le roi Jean ; je veux la débrouiller dans ma tête, au moins autant que l’histoire romaine, où je n’ai ni parents, ni amis ; encore trouve-t-on ici des noms de connaissance : enfin, tant que nous aurons des livres, nous ne nous pendrons pas ; vous jugez bien qu’avec cette humeur je ne suis point désagréable à notre Mousse. Nous avons pour la dévotion ce recueil des lettres de M. de Saint-Cyran, que M. d’Andilly vous enverra, et que vous trouverez admirable. Voilà, mon enfant, tout ce que vous peut dire une vraie solitaire.

On me mande que madame de Verneuil est très-malade. Le roi causa une heure avec le bonhomme d’Andilly[3] aussi plaisamment, aussi bonnement, aussi agréablement qu’il est possible : il était aise de faire voir son esprit à ce bon vieillard, et d’attirer sa juste admiration ; il témoigna qu’il était plein du plaisir d’avoir choisi M. de Pomponne, qu’il l’attendait avec impatience, qu’il aurait soin de ses affaires, sachant qu’il n’était pas riche. Il dit au bonhomme qu’il y avait de la vanité à lui d’avoir mis dans sa préface de Josèphe qu’il avait quatre-vingts ans ; que c’était un péché ; enfin on riait, on avait de l’esprit. Le roi ajouta qu’il ne fallait pas croire qu’il le laissât en repos dans son désert ; qu’il l’enverrait quérir ; qu’il voulait le voir comme un homme illustre par toutes sortes de raisons. Comme le bonhomme l’assurait de sa fidélité, le roi dit qu’il n’en doutait point ; et que quand on servait bien Dieu, on servait bien son roi. Enfin ce furent des merveilles ; il eut soin de l’envoyer dîner, et de le faire promener dans une calèche : il en a parlé un jour entier en l’admirant. Pour M. d’Andilly, il est transporté, et dit de moment en moment, sentant qu’il en a besoin : Il faut s’humilier. Vous pouvez penser la joie que cela me causa, et la part que j’y prends. Je voudrais bien que mes lettres vous donnassent autant de plaisir que les vôtres m’en donnent. Ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Au parlement de Rennes.
  2. Virgile, Enéide, liv. I er, vers 134. Ces par ces mots que Neptune, en courroux, fait disparaître les vents qui ont excité une tempête sans son ordre.
  3. Père de M. de Pomponne, que le roi avait choisi pour remplacer M. de Lionne au ministère des affaires étrangères.