Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 69

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 167-169).

69. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 30 septembre 1671.

Je crois qu’à présent l’opinion léonique est la plus assurée ; il voit de quoi il est question, et si la matière raisonne ou ne raisonne pas, et quelle sorte de petite intelligence Dieu a donnée aux bêtes, et tout le reste. Vous voyez bien que je le crois dans le ciel ; o cke spero ! Il mourut lundi matin ; je fus à Vitré, je le vis, et je voudrais ne l’avoir point vu. Son frère l’avocat général me parut inconsolable ; je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois : il me dit qu’il était trop affligé pour chercher cette consolation. Ce pauvre petit évêque avait trente-cinq ans ; il était établi, il avait un des plus beaux esprits du monde pour les sciences ; c’est ce qui l’a tué : comme Pascal, il s’est épuisé. Vous n’avez pas trop affaire de ce détail, mais c’est la nouvelle du pays, il faut que vous en passiez par 15 ; et puis il me semble que la mort est l’affaire de tout le monde, et que les conséquences viennent bien droit jusqu’à nous.

Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m’enlève ; surtout je suis charmée du troisième traité, Des moyens de conserver la paix avec les hommes[1] : lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement le cœur humain, et comme chacun s’y trouve, et philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin : ce qui s’appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c’est ce qu’il fait ; il nous découvre ce que nous sentons tous les jours, et que nous n’avons pas l’esprit de démêler, ou la sincérité d’avouer ; en un mot, je n’ai jamais vu écrire comme ces messieurs-là. Sans la consolation de la lecture, nous mourrions d’ennui présentement ; il pleut sans cesse : il ne vous en faut pas dire davantage pour vous représenter notre tristesse. Mais vous qui avez un soleil que j’envie, je vous plains d’avoir quitté votre Grignan ; il y fait beau, vous y étiez en liberté avec une bonne compagnie, et, au milieu de l’automne, vous le quittez pour vous enfermer dans une petite ville ; cela me blesse l’imagination. M. de Grignan ne pouvait-il point différer son assemblée ? N’en est-il point le maître ? Et ce pauvre M. de Coulanges, qu’estil devenu ? Notre solitude nous fait la tête si creuse, que nous nous faisons des affaires de tout ; je lis et relis vos lettres avec un plaisir et une tendresse que je souhaite que vous puissiez imaginer, car je ne vous le saurais dire ; il y en a une dans vos dernières que j’ai le bonheur de croire, et qui soutient ma vie ; les réponses font de l’occupation, mais il y a toujours du temps de reste. Notre abbé est trop glorieux de toutes les douceurs que vous lui mandez ; je suis contente de lui sur votre sujet.

Pour la Mousse, il fait des catéchismes les fêtes et les dimanches ; il veut aller en paradis ; je lui dis que c’est par curiosité, et afin d’être assuré une bonne fois si le soleil est un amas de poussière qui se meut avec violence, ou si c’est un globe de feu. L’autre jour il interrogeait des petits enfants ; et, après plusieurs questions, ils confondirent le tout ensemble, de sorte que, venant à leur demander qui était la Vierge, ils répondirent tous l’un après l’autre que c’était le créateur du ciel et de la terre. Il ne fut point ébranlé par les petits enfants ; mais voyant que des hommes, des femmes et même des veillards disaient la même chose, il en fut persuadé, et se rendit à l’opinion commune. Enfin il ne savait plus où il en était ; et si je ne fusse arrivée là-dessus, il ne s’en fût jamais tiré : cette nouvelle opinion eût bien fait un autre désordre que le mouvement des petites parties. Adieu, ma très-chère enfant ; vous voyez bien que ce qui s’appelle se chatouiller pour se faire rire, c’est justement ce que nous faisons. Je vous embrasse très-tendrement, et vous prie de me laisser penser à vous et vous aimer de tout mon cœur.


  1. Ce traité, l’un des plus beaux ouvrages de Nicole, se trouve à la suite des Pensées de Pascal, édit. Didot, 1842.