Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 71

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 170-171).

71. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 28 octobre 167 1.

Des scorpions, ma fille ! il me semble que c’était là un vrai chapitre pour le livre de M. de Coulanges. Celui de l’étonnement de vos entrailles sur la glace et le chocolat est une matière que je veux traiter à fond avec lui, mais plutôt avec vous, et vous demander de bonne foi si vos entrailles n’en sont point offensées, et si elles ne vous font point de bonnes coliques, pour vous apprendre à leur donner de tels antipêristases[1] : voilà un grand mot. J’ai voulu me raccommoder avec le chocolat ; j’en pris avant-hier pour digérer mon dîner, afin de bien souper, et j’en pris hier pour me nourrir, afin de jeûner jusqu’au soir : il m’a fait tous les effets que je voulais : voilà de quoi je le trouve plaisant, c’est qu’il agit selon l’intention. Je ne sais pas ce que vous avez fait ce matin : pour moi, je me suis mise dans la rosée jusqu’à mi-jambes, pour prendre des alignements ; je fais des allées de retour tout autour de mon f>arc, qui seront d’une grande beauté ; si mon fils aime les bois et es promenades, il bénira bien ma mémoire ; Mais, à propos de mère, on accuse celle du marquis de S...[2] de l’avoir fait assassiner ; il a été criblé de cinq ou six coups de fusil ; on croit qu’il en mourra : voilà une belle scène pour notre petite amie[3]. Je mande à mon fils que j’approuve le procédé de cette mère, que voilà comme il faut corriger les enfants, et que je veux faire amitié avec elle. Je crois qu’il est à Paris, votre petit frère ; il aime mieux m’y attendre que de reveDir ici ; il fait bien. Mais que dites-vous de mon mari, l’abbé d’Effiat ? Je suis bien malheureuse en maris : il épouse une jeune nymphe de quinze ans, fille de M. et de madame de la Bazinière, façonnière et coquette en perfection ; le mariage se fait en Touraine ; il a quitté quarante mille livres de rente de bénéfices pour Dieu veuille qu’il soit content ! Tout le monde en

doute, et trouve qu’il aurait bien mieux fait de s’en tenir à moi. M. d’Harouïs m’écrit ceci : « Mandez à madame de Carignan « que je l’adore ; elle est à ses petits états ; ce ne sont pas des gens « comme nous qui donnons des cent mille écus ; mais au moins « qu’ils lui donnent autant qu’à madame de Chaulnes pour sabienvenue. » Il aura beau souhaiter, et moi aussi ; vos esprits sont secs, et leur cœur s’en ressent ; le soleil boit toute leur humidité, et c’est ce qui fait la bonté et la tendresse. Ma fille, je vous embrasse mille fois ; je suis toujours dans la douleur d’avoir perdu un de vos paquets la semaine passée : la Provence est devenue mon vrai pays ; c’est de là que viennent tous mes biens et tous mes maux. J’attends toujours les vendredis avec impatience, c’est le jour de vos lettres. Saint-Pavin fit autrefois une épigramme sur les vendredis, qui étaient les jours qu’il me voyait chez l’abbé ; il parlait aux dieux, et finissait :

Multipliez les vendredis,
Je vous quitte de tout le reste.

À l’applicazione, signora. M. d’ Angers[4] m’écrit des merveilles de vous ; il a fort vu M. d’Uzès[5], qui ne peut se taire de vos perfections ; vous lui êtes très-obligée de son amitié ; il en est plein, et la répand avec mille louanges qui vous font admirer. Mon abbé vous aime très-parfaitement, la Mousse vous honore, et moi je vous quitte : ah ! marâtre. Un mot aux chers Grignan.


  1. Terme de philosophie qui vient du grec, et signifie l’activité de deux qualités contraires, dont l’une donne delà vigueur et de l’action à l’autre.
  2. Henri de Senneterre (St.-Nectaire). Il avait épousé Anne de Longueval, fille d’honneur de la reine, parente de Bussy-Rabutin par sa seconde femme.
  3. Plaisanteries dont il est question dans la lettre, du 19 août précédent. C’est l’épouse de Senneterre que Mme de Sévigné désigne ainsi.
  4. Henri Arnauld, évêque d’Angers.
  5. Jacques Adhémar de Montcil, évêque d’Uzès, oncle de M. de Grignan.