Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 70

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 169-170).

70. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 7 octobre 1671.

Vous savez que je suis toujours un peu entêtée de mes lectures. Ceux à qui je parle ont intérêt que je lise de beaux livres. Celui dont il s’agit présentement, c’est cette Morale de Nicole ; il y a un Traité sur les moyens d’entretenir la paix entre les hommes, qui me ravit ; je n’ai jamais rien vu de plus utile, ni si plein d’esprit et de lumière ; si vous ne l’avez pas lu, lisez-le ; et si vous l’avez lu, relisez-le avec une nouvelle attention : je crois que tout le monde s’y trouve ; pour moi, je suis persuadée qu’il a été fait à mon intention ; j’espère aussi d’en profiter, j’y ferai mes efforts. Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent : Je suis trop vieux pour me corriger ; je pardonnerais plutôt aux jeunes gens de dire : Je suis trop jeune. La jeunesse est si aimable qu’il faudrait l’adorer, si l’âme et l’esprit étaient aussi parfaits que le corps ; mais quand on n’est plus jeune, c’est alors qu’il faut se perfectionner, et tâcher de regagner, par les bonnes qualités, ce qu’on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que j’ai fait ces réflexions, et, par cette raison, je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments. Voilà de quoi je suis pleine et de quoi je remplis cette lettre, n’ayant pas beaucoup d’autres sujets.

Je vous crois à Lambesc, mais je ne vous vois pas bien d’ici ; il y a des ombres dans mon imagination qui vous couvrent à ma vue. Je m’étais fait le château de Grignan, je voyais votre appartement, je me promenais sur votre terrasse, j’allais à la messe dans votre belle église ; mais je ne sais plus où j’en suis : j’attends avec impatience des nouvelles de ce lieu-là et des manières de l’évêque. Il y avait dans mon dernier paquet une lettre qui me donnait beaucoup d’espérance. Quoique vous ayez été deux ordinaires sans m’écrire, j’espère un peu vendredi d’avoir une lettre de vous, et si je n’en ai point, vous avez été si prévoyante, que je ne serai point en peine ; il y a des soins, comme, par exemple, celui-là, qui marquent tant de bonté, de tendresse et d’amitié, qu’on est charmé. Amen, ma très-chère et très-aimable ; je neveux point vous écrire davantage aujourd’hui, quoique mon loisir soit grand : je n’ai que des riens à vous mander, c’est abuser d’une lieutenante générale qui tient les états dans une ville, et qui n’est pas sans affaires ; cela est bon quand vous êtes dans votre palais d’Apollidon. Notre abbé, notre Mousse sont toujours tout à vous ; et pour moi, ma fille, ai-je besoin de vous dire ce que je vous suis et ce que vous m’êtes ?

Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes : voilà ce qu’on me mande.