Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 73

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 173-175).

73. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, mercredi 4 novembre 1671.

Ah ! ma fille, il y a aujourd’hui deux ans qu’il se passa une étrang8 scène à Livry[1], et que mon cœur fut dans une terrible presse : mais il faut passer légèrement sur de tels souvenirs. Il y a de certaines pensées qui égratignent la tête. Parlons un peu de M. Nicole, il y a longtemps que nous n’en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort bonne et fort juste sur l’indifférence qu’il veut que nous ayons pour l’approbation ou l’improbation du prochain. Je crois, comme vous, qu’il faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous met à si haut prix la paix et l’union avec le prochain, et nous conseille de l’acquérir aux dépens de tant de choses, qu’il n’y a pas moyen après cela d’être indifférente sur ce que le monde pense de nous. Devinez ce que je fais, je recommence ce traité ; je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler. Ce qu’il dit de l’orgueil et de l’amour-propre, qui se trouvent dans toutes les disputes, et que l’on couvre du beau nom de l’amour de la vérité, est une chose qui me ravit. Enfin ce traité est fait pour bien du monde ; mais je crois qu’on n’a eu principalement que moi en vue. Il dit que l’éloquence et la facilité de parler donnent un certain éclat aux pensées ; cette expression m’a paru belle et nouvelle ; le mot d’éclat est bien placé, ne le trouvez-vous pas ? Il faut que nous relisions ce livre à Grignan ; si j’étais votre garde pendant votre couche, ce serait notre fait : mais que puis-je vous faire de si loin ? Je fais dire tous les jours la messe pour vous ; voilà mon emploi, et d’avoir bien des inquiétudes qui ne vous serviront de rien, mais qu’il «st impossible de n’avoir pas. Cependant j’ai dix ou douze ouvriers en l’air, qui élèvent la charpente de ma chapelle, qui courent sur les solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à force de leur aider d’en bas. On songe à ce bel effet de la Providence, que fait la cupidité ; et l’on remercie Dieu qu’il y ait des hommes qui, pour 12 sous, veuillent bien faire ce que d’autres ne feraient pas pour cent mille écus. « O trop heureux « ceux qui plantent des choux ! quand ils ont un pied à terre, l’autre n’en est pas loin. » Je tiens ceci d’un bon auteur[2]. Nous avons aussides planteurs qui font des allées nouvelles, et dont je tiens moi-même les arbres, quand il ne pleut pas à verse ; mais le temps nous désole, et fait qu’on souhaiterait un sylphe pour nous porter à Paris. Madame de la Fayette me mande que puisque vous me contez sérieusement l’histoire $ Juger, elle est persuadée que rien n’est plus vrai, et que vous ne vous moquez point de moi. Elle croyait d’abord que ce fût une folie de Coulanges, et cela se po uvait très-bien penser ; si vous lui en écrivez, que ce soit sur ce ton. M. de Louvigny, comme vous voyez, n’a pas eu la force d’acheter la charge[3] de son père. Voilà M. de la Feuillade[4] bien établi ; je ne croyais pas qu’il dût si bien rentrer dans le chemin de la fortune. Ma tante a eu une bouffée de fièvre qui m’a fait peur. Votre petite fille a mal aux dents, et pince comme vous ; cela est plaisant. Que vous dirai-jede plus ? Songez que je suis dans un désert ; jamais je n’ai vu moins de monde que cette année. La Troche, que j’attendais, est malade. Nous sommes donc seuls, nous lisons beaucoup ; et l’on trouve le soir et le lendemain comme ailleurs. Adieu, ma chère enfant, je suis à vous, sans aucune exagération ni fin de lettre, hasta la muerte inclusivement ; j’embrasse M. de Claudiopolis, et le colonel Adhémar, et le beau chevalier. Pour M. de Grignan, il a son fait à part.


  1. Il s’agit de la fausse couche de madame de Grignan.
  2. Rabelais, dans Panurge.
  3. De colonel des gardes françaises.
  4. François d’Aubusson, duc de la Feuillade, depuis maréchal de France, succéda au maréchal de Gramont.