Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 74

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 175-176).

74. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 11 novembre 1671.

Plût à Dieu, ma fille, que de penser continuellement à vous avec toutes les tendresses et les inquiétudes possibles vous pût être bon à quelque chose ! Il me semble que l’état où je suis ne devrait point vous être entièrement inutile : cependant il ne vous sert de rien ; et de quoi pourrait-il vous servir à deux cents lieues de vous ? J’attends vendredi avec de grandes impatiences : voilà comme je suis à toujours pousser le temps avec l’épaule ; et c’est ce que je n’aimais point à faire, et que je n’avais fait de ma vie, trouvant toujours que le temps marche assez, sans qu’on le hâte d’aller. Madame de la Fayette me mande qu’elle va vous écrire : je crois qu’elle n’aura pas manqué de vous apprendre que la Marans entra l’autre jour chez la reine à la comédie espagnole, tout effarée, ayant perdu la tramontane dès le premier pas ; elle prit la place de madame du Fresnoi ; on se moqua d’elle, comme d’une folle très-malapprise. v

L’autre jour, Pomenars passa par ici : il venait de Laval, où il trouva une grande assemblée de peuple ; il demanda ce que c’était. C’est, lui dit-on, que l’on pend en effigie un gentilhomme qui avait enlevé la fille de M. le comte de Créance ; cet homme-là, sire, c’était lui-même. Il approcha, il trouva que le peintre l’avait mal habillé ; il s’en plaignit : il alla souper et coucher chez le juge qui l’avait condamné : le lendemain, il vint ici, se pâmant de rire ; il en partit cependant dès le grand matin, le jour d’après.

Pour des devises, hélas, ma fille ! ma pauvre tête n’est guère en état de songer, ni d’imaginer : cependant, comme il y a douze heures au jour, et plus de cinquante à la nuit, j’ai trouvé dans ma mémoire une fusée poussée fort haut, avec ces mots : Che péri, pur clie s’ innahi. Plût à Dieu que je l’eusse inventée ! je la trouve toute faite pour Adhémar : Qu’elle périsse, pourvu qu’elle s’élève ! Je crains de l’avoir vue dans ces quadrilles ; je ne m’en souviens pourtant pas précisément ; mais je la trouve si jolie, que je ne crois point qu’elle vienne de moi. Je me souviens d’avoir vu dans un livre, au sujet d’un amant qui avait été assez hardi pour se déclarer, une fusée en l’air, avec ces mots : Da l’ardore l’ardire [1] : elle est belle, mais ce n’est pas cela. Je ne sais même si celle que je voudrais avoir faite est dans la justesse des devises ; je n’ai aucune lumière là-dessus ; mais en gros elle m’a plu ; et si elle était bonne, et qu’elle se trouvât dans les quadrilles ou dans un cachet, ce ne serait pas un grand mal ; il est difficile d’en faire de toutes nouvelles. Vous m’avez entendu mille fois ravauder sur ce demi-vers du Tasse, que je voulais employer à toute force, Faite non temo : j’ai tant fait, que le comte des Chapelles a fait faire un cachet avec un aigle qui approche du soleil, Faite non temo[2] ; il est joli. Ma pauvre enfant, peut-être que tout cela ne vaut rien ; et je ne m’en soucierais guère, pourvu que vous vous portiez bien.


  1. Ma hardiesse vient de mon ardeur.
  2. Je ne crains pas de m’élever.