Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 76

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 178-179).

76. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

Aux Rochers, dimanche 29 novembre 1671.

Il m’est impossible, très-impossible de vous dire, ma chère fille, la joie que j’ai reçue en ouvrant ce bienheureux paquet qui m’a appris votre heureux accouchement. En voyant une lettre de M. de Grignan, je me suis doutée que vous étiez accouchée ; mais de ne point voir de ces aimables dessus de lettres de votre main, c’était une étrange affaire. Il y en avait pourtant une de vous du 15 ; mais je la regardais sans la voir, parce que celle de M. de Grignan me troublait la tête ; enfin je l’ai ouverte avec un tremblement extraordinaire, et j’ai trouvé tout ce que je pouvais souhaiter au monde. Que pensez-vous qu’on fasse dans ces excès de joie ? Demandez au coadjuteur ; vous ne vous y êtes jamais trouvée. Savez-vous donc ce que l’on fait ? Le cœur se serre, et l’on pleure sans pouvoir s’en empêcher ; c’est ce que j’ai fait, ma très-belle, avec beaucoup déplaisir : ce sont des larmes d’une douceur qu’on ne peut comparer à rien, pas même auxjcies les plus brillantes. Comme vous êtes philosophe, vous savez les raisons de tous ces effets ; pour moi, je les sens, et je m’en vais faire dire autant de messes pour remercier Dieu de cette grâce, que j’en faisais dire pour la lui demander. Si l’état où je suis durait longtemps, la vie serait trop agréable ; mais il faut jouir du bien présent, les chagrins reviennent assez tôt. Lj jolie chose d’accoucher d’un garçon, et de l’avoir fait nommer par la Provence[1] ! voilà qui est à souhait. Ma fille, je vous remercie plus de mille fois des trois lignes que vous m’avez écrites : elles m’ont donné l’achèvement d’une joie complète. Mon abbé est transporté comme moi, et notre Mousse est ravi. Adieu, mon ange ; j’ai bien d’autres lettres à écrire que la vôtre.


  1. Il fut tenu sur les fonts par les procureurs du pays do Provence, et nommé Louis-Provence.