Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 77

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 179-181).

77. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 23 décembre 1671.

Je vous écris un peu de provision, parce que je veux causer un moment avec vous. Après que j’eus envoyé mon paquet le jour de mon arrivée, le petit Dubois m’apporta celui que je croyais égaré : vous pouvez penser avec quelle joie je le reçus. Je n’y pus faire réponse, parce que madame de la Fayette, madame de Saint-Géran, madame de Villars, me vinrent embrasser. Vous avez tous les étonnements que doit donner un malheur comme celui de M. de Lauzun ; toutes vos réflexions sont justes et naturelles ; tous ceux qui ont de l’esprit les ont faites, mais on commence à n’y plus penser : voici un bon pays pour oublier les malheureux. On a su qu’il avait fait son voyage dans un si grand désespoir, qu’on ne le quittait pas d’un moment. On voulut le faire descendre de carrosse à un endroit dangereux ; il répondit : Ces malheurs-là ne

  • ont pas faits pour moi. Il dit qu’il est innocent à l’égard du

roi ; mais que son crime est d’avoir des ennemis trop puissants Le roi n’a rien dit, et ce silence déclare assez la qualité de son crime. Il crut qu’on le laisserait à Pierre-Encise, et il commençait à Lyon à faire ses compliments à M. d’Artagnan ; mais quand il sut qu’on le menait à Pignerol, il soupira, et dit : Je suis perdu. On avait grand’ pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait : il faut avouer aussi qu’elle est extrême.

Le roi envoya quérir dans ce temps-là M. de Marsillac, et lui dit : « Je vous donne le gouvernement de Berri, qu’avait Lauzun. » Marsillac répondit : « Sire, que Votre Majesté, qui sait mieux les règles de l’honneur que personne du monde, se souvienne, s’il lui plaît, que je n’étais pas ami de Lauzun ; qu’elle ait la bonté de se mettre un moment à ma place, et qu’elle juge si je dois accepter la grâce qu’elle me fait. — Vous êtes, dit le roi, trop scrupuleux ; j’en sais autant qu’un autre là-dessus ; mais vous n’en devez faire aucune difficulté. — Sire, puisque Votre Majesté l’approuve, je me jette à ses pieds pour la remercier.-Mais, dit le roi, je vous ai donné une pension de douze mille francs, en attendant que vous eussiez quelque chose de mieux. — Oui, sire, je la remets entre vos mains. — Et moi, dit le roi, je vous la donne une seconde fois, et je m’en vais vous faire honneur de vos beaux sentiments. » En disant cela, il se tourne vers ses ministres, leur conte les scrupules de M. de Marsillac, et dit : « J’admire la différence : jamais Lauzun n’avait daigné me remercier du gouvernement de Berri ; il n’en avait pas pris les provisions ; et voilà un homme pénétré de reconnaissance. » Tout ceci est extrêmement vrai, M. de la Rochefoucauld vient de me le conter. J’ai cru que vous ne haïriez pas ces détails ; si je me trompais, mandez-le-moi. Ce pauvre homme est très-mal de sa goutte, et bien pis que les autres années : il m’a bien parlé de vous ; il vous aime toujours comme sa fille. Le prince de Marsillac ni’est venu voir, et l’on me parle toujours de ma chère enfant.

J’ai vu M. de Mesmes, qui enfin a perdu sa chère femme ; il a pleuré et sangloté en me voyant ; et moi, je n’ai jamais pu retenir mes larmes. Toute la France a visité cette maison ; je vous conseille de lui faire vos compliments ; vous le devez, parle souvenir de Livry que vous aimez encore.

Est-il possible que mes lettres vous soient agréables au point que vous me le dites ? Je ne les sens point telles en sortant de mes mains ; je crois qu’elles le deviennent quand elles ont passé par les vôtres : enfin, ma chère enfant, c’est un grand bonheur que vous les aimiez ; car, de la manière dont vous en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si cela était autrement. M. de Coulanges est bien en peine de savoir laquelle de vos madames y prend goût : nous trouvons que c’est un bon signe pour elle ; car mon style est si négligé, qu’il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s’en accommoder.

J’ai envoyé quérir Pecquet pour discourir de la petite vérole de votre enfant ; il en est épouvanté ; mais il admire sa force d’avoir pu chasser ce venin, et croit qu’il vivra cent ans, après avoir si bien commencé.

J’ai enfin pris courage, j’ai causé douze heures avec Coulanges[1] ; je ne comprends pas qu’on puisse parler à d’autres. C’est un grand bonheur que le hasard m’ait fait loger chez lui. Çà, courage ! mou cœur, point de faiblesse humaine ! et, en me fortifiant ainsi, j’ai passé par-dessus mes premières faiblesses. Mais Cateau m’a mise encore une fois en déroute ; elle entra, il me sembla qu’elle me devait dire : — Madame, madame vous donne le bonjour ; elle vous prie de la venir voir. — Elle me reparla de tout votre voyage, et que quelquefois vous vous souveniez de moi. Je fus une heure assez impertinente : je m’amuse à votre fille ; vous n’en faites pas grand cas, mais nous vous le rendons bien : on m’embrasse, on me connaît, on me crie, on m’appelle. Je suis maman tout court ; et de celle de Provence, pas un mot.

Le roi part le 5 janvier pour Châlons, et doit faire plusieurs autres tours : quelques revues chemin faisant ; le voyage sera de douze jours, mais les officiers et les troupes iront plus loin : pour moi, je soupçonne encore quelque expédition comme celle de la Franche-Comté. Vous savez que le roi est un héros de toutes les saisons[2]. Les pauvres courtisans sont désolés ; ils n’ont pas un sou. Brancas me demanda hier de bonne foi si je ne voudrais point prêter sur gages, et m’assura qu’il n’en parlerait point, et qu’il aimerait mieux avoir affaire à moi qu’à un autre. La Trousse me prie de lui apprendre quelques-uns des secrets de Pomenars, pour subsister honnêtement : enfin, ils sont abîmés. Voilà Châtillon, que j’exhorte à vous faire un impromptu ; il me demande huit jours, et je l’assure déjà qu’il ne sera que réchauffé, et qu’il le tirera du fond de cette gibecière que vous connaissez. Adieu, belle comtesse, il y a raison partout ; cette lettre est devenue un juste volume. J’embrasse le laborieux Grignan, le seigneur Corbeau[3], le présomptueux Adhémar, et le fortuné Louis-Provence, sur qui tous les astrologues disent que les fées ont soufflé. E con questo mi raccommando.


  1. M. de Coulanges arrivait de Provence avec une femme de chambre de Mme de Grigaan, nommée Cateau.
  2. C’est la pensée d’un madrigal de mademoiselle de Scudéri.
  3. Le coadjuteur d’Arles.