Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 79

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 182-183).

79. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, le 1er jour de l’an 1672.

J’étais hier au soir chez M. d’Uzès : nous résolûmes de vous envoyer un courrier. Il m’avait promis de me faire savoir aujourd’hui le succès de son audience chez M. le Tellier, et même s’il voulait que j’y menasse madame de Coulanges[1] ; mais comme il est dix heures du soir, et que je n’ai point de ses nouvelles, je vous écris tout simplement : M. d Uzès aura soin de vous instruire de ce qu’il a fait. Il faut tacher d’adoucir les ordres rigoureux, en faisant voir que ce serait ôter à M. de Grignan le moyen de servir le roi, que de le rendre odieux à la province : et quand on serait obligé d’envoyer des ordres, il y a des gens sages qui disent qu’il en faudrait suspendre l’exécution jusqu’à la réponse de Sa Majesté, à laquelle M. de Grignan écrirait une lettre d’un homme qui est sur les lieux, et qui voit que, pour le bien de son service, il faut tâcher d’obtenir un pardon de sa bonté pour cette fois. Si vous saviez comme certaines gens blâment M. de Grignan pour avoir trop peu considéré son pays, en comparaison de l’obéissance qu’il voulait établir, vous verriez bien qu’il est difficile de contenter tout le monde ; et s’il avait fait autrement, ce serait encore pis. Ceux qui admirent la beauté de la place où il est n’en savent pas les difficultés. Par exemple, n’êtes-vous pas à plaindre présentement ? Le voyage du roi est entièrement rompu, mais les troupes marchent toujours à Metz. Sévigné y est déjà ; la Trousse s’en va ; tous deux plus chargés de bonnes intentions que d’argent comptant. Voilà l’archevêque dePteims qui commence par vous faire mille compliments très-sincères ; il dit que M. d’Uzès n’a point vu son père aujourd’hui : il m’assure encore que le roi est très-content de votre mari ; qu’il reçoit le présent de votre province ; mais que, pour n’avoir pas été obéi ponctuellement, il envoie des lettres de cachet pour exiler des consuls : on ne peut en dire davantage par la poste. Ce qu’il faut faire en général, c’est d’être toujours très-passionné pour le service de Sa Majesté ; mais il faut tâcher aussi de ménager un peu les cœurs des Provençaux, afin d’être plus en état de faire obéir au roi dans ce pays-là.

M. de la Rochefoucauld vous mande, et moi avec lui, que si la lettre que vous lui avez écrite ne vous paraît pas bonne, c’est que vous ne vous y connaissez pas : il a raison, cette lettre est très-agréable et très-spirituelle : en voilà la réponse. Adieu, ma chère comtesse ; je pense à vous jour et nuit. Donnez-moi des moyens de vous servir pour amuser ma tendresse.


  1. Madame de Coulantes était nièce de la femme de M. le Tellier, ministre d’État, et depuis chancelier de France.