Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 80

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 183-185).

80. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN,[modifier]

À Paris, mardi 5 janvier 1672.

Le roi donna hier, lundi 4 janvier, audience à l’ambassadeur de Hollande[1] : il voulut que M. le Prince, M. de Turenne, M. de Bouillon et M. de Créqui fussent témoins de ce qui se passerait. L’ambassadeur présenta sa lettre au roi, qui ne la lut pas, quoique le Hollandais proposât d’en faire la lecture : le roi lui dit qu’il en savait le contenu, et qu’il en avait une copie dans sa poche. L’ambassadeur s’étendit fort au long sur les justifications qui étaient dans la lettre, et que messieurs les états s’étaient examinés scrupuleusement, pour voir ce qu’ils auraient pu faire qui déplût à Sa Majesté ; qu’ils n’avaient jamais manqué de respect, et que cependant ils entendaient dire que tout ce grand armement n’était fait que pour fondre sur eux ; qu 'ils étaient prêts de satisfaire Sa Majesté dans tout ce qu’il lui plairait d’ordonner ; et qu’ils la suppliaient de se souvenir des bontés que les rois ses prédécesseurs avaient eues pour eux, et auxquelles ils devaient toute leur grandeur. Le roi prit la parole, et dit, avec une majesté et une grâce merveilleuse, qu’il savait qu’on excitait ses ennemis contre lui ; qu’il avait cru qu’il était de sa prudence de ne se pas laisser surprendre ; et que c’est ce qui l’avait obligé à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin d’être en état de se défendre ; qu’il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu’au printemps il ferait ce qu’il trouverait le plus avantageux pour sa gloire et pour le bien de son État ; et fit comprendre ensuite à l’ambassadeur, par un signe de tête, qu’il ne voulait point de réplique. La lettre s’est trouvée conforme au discours de l’ambassadeur, hormis qu’elle finissait par assurer Sa Majesté qu’ils feraient tout ce qu’elle ordonnerait, pourvu qu’il ne leur en coûtât point de se brouiller avec leurs alliés.

Ce même jour, M. de la Feuillade fut reçu à la tête du régiment des gardes, et prêta le serment entre les mains d’un maréchal de France, comme c’est la coutume ; et le roi, qui était présent, dit lui-même au régiment qu’il leur donnait M. de la Feuillade pour mestre de camp, et lui mit la pique à la main, chose qui ne se fait jamais que par le commissaire, de la part du roi ; mais Sa Majesté a voulu que nulle faveur ni nul agrément ne manquât à cette cérémonie.

MM. Dangeau et Langlée[2] ont eu de grosses paroles, à la rue des Jacobins, sur un payement de l’argent du jeu. Dangeau menaça, Langlée repoussa l’injure par lui dire qu’il ne se souvenait pas qu’il était Dangeau, et qu’il n’était pas sur le pied dans le monde d’un homme redoutable. On les accommoda ; ils ont tous deux tort, et les reproches furent violents et peu agréables pour l’un et pour l’autre. Langlée est fier et familier au possible ; il jouait l’autre jour au brelan avec le comte de Gramont, qui lui dit, sur quelques manières un peu libres : « M. de Langlée, gardez ces familiarités-là pour quand vous jouerez avec le roi. »

Le maréchal de Bellefonds a demandé permission au roi de vendre sa charge[3] ; jamais personne ne la fera si bien que lui. Tout le monde croit, et moi plus que les autres, que c’est pour payer ses dettes, pour se retirer, et songer uniquement à l’affaire de son salut.

M. le procureur général de la cour des aides (Nicolas le Camus) est premier président de la même compagnie : ce changement est grand pour lui ; ne manquez pas de lui écrire l’un ou l’autre, et que celui qui n’écrira pas écrive un mot dans la lettre de celui qui écrira. Le président de Nicolaï est remis dans sa charge[4]. Voilà donc ce qui s’appelle des nouvelles.


    avec le roi d’Angleterre Charles, aux termes du traité d’alliance que Madame avait négocié au mois de juin 1670.

  1. Cet ambassadeur était Pierre Grotius, fils de l’auteur du Droit de la guerre et de la paix. Louis XIV allait faire la guerre à la Hollande, conjointement
  2. Langlée était un homme d’une naissance obscure, qui s’était introduit à la cour par l’intrigue, et en y jouant très-gros jeu.
  3. De premier maître d’hôtel du roi.
  4. De premier président de la chambre des comptes.