Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 87

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 196-198).

87. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 3 février 1672.

J’eus hier une heure de conversation avec M. de Pomponne[1] : il faudrait plus de papier qu’il n’y en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous revoir, et comme nous passions à la hâte sur mille chapitres, que nous n’avions pas le temps de traiter à fond. Enfin je ne l’ai point trouvé changé ; il est toujours parfait ; il croit que je vaux plus que je ne vaux effectivement : son père lui a fait comprendre qu’il ne pouvait l’obliger plus sensiblement qu’en m’obligeant en toutes choses : mille autres raisons, à ce qu’il dit, lui donnent ce même désir, et surtout il se trouve que j’ai le gouvernement de Provence sur les bras ; c’est un prétexte admirable pour avoir bien des affaires ensemble : voilà le seul chapitre qui ne fut point étranglé. Je lui parlai à loisir de l’évêque ; il sait écouter aussi bien que répondre, et crut aisément le plan que je lui fis des manières du prélat ; il ne me parut pas qu’il approuvât qu’un homme de sa profession voulût faire le gouverneur : il me semble que je n’oubliai rien de ce qu’il fallait dire : il me donne toujours de l’esprit ; le sien est tellement aisé, qu’on prend, sans y penser, une confiance qui fait qu’on parle heureusement de tout ce qu’on pense : je connais mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m’attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous serait très-utile ; nous sommes demeurés d’accord de nous écrire ; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de l’éloquence même. Je vous mandai l’autre jour de tristes nouvelles du pauvre chevalier, on venait de me les donner de même ; j’appris le soir qu’il n’était pas si mal, et enfin il est encore en vie, quoiqu’il ait été au delà de l’extrêmeonction, et qu’il soit encore très-mal : sa petite vérole sort et sèche en même temps ; il me semble que c’est comme celle de madame de Saint-Simon. Ripert vous en écrira plus sûrement que moi ; j’en sais pourtant tous les jours des nouvelles, et j’en suis dans une très-véritable inquiétude ; je l’aime encore plus que je ne pensais. Cette nuit, madame la princesse de Conti est tombée en apoplexie : elle n’est pas encore morte, mais elle n’a aucune connaissance ; elle est sans pouls et sans parole ; on la martyrise pour la faire revenir : il y a cent personnes dans sa chambre, trois cents dans sa maison : on pleure, on crie ; voilà tout ce que j’en sais jusqu’à présent. Pour M. le chancelier (P. Séguier), il est mort très assurément ; mais mort en grand homme : son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie : la comparaison du flambeau qui redouble sa lumière en finissant, est juste pour lui. Le Mascaron[2] l’assistait, et se trouvait confondu par ses réponses et par ses citations ; il paraphrasait le Miserere, et faisait pleurer tout le monde ; il citait la sainte Écriture et les Pères, mieux que les évêques dont il était environné ; enfin sa mort est une des plus belles et des plus extraordinaires choses du monde. Ce qui l’est encore plus, c’est qu’il n’a point laissé de grands biens ; il était aussi riche en entrant à la cour, qu’il l’était en mourant. Il est vrai qu’il a établi sa famille ; mais si on prenait chez lui, ce n’était pas lui. Enfin il ne laisse que soixante-dix mille livres de rente ; est-ce du bien pour un homme qui a été quarante ans chancelier, et qui était riche naturellement ? La mort découvre bien des choses, et ce n’est point de sa famille que je tiens tout ceci. On les voit : nous avons fait aujourd’hui nos stations, madame de Coulanges et moi. Madame de Verneuil [3] est si mal, qu’elle n’a pu voir le monde. On ne sait encore qui aura les sceaux.

Je vous conjure de mander au coadjuteur qu’il songe à faire réponse sur l’affaire dont lui écrit M. d’Agen [4], j’en suis tourmentée : cela est mal d’être paresseux avec un évêque de réputation. Je remets tous les jours à écrire à ce coadjuteur ; son irrégularité me débauche ; je le condamne, et je l’imite. J’embrasse M. de Grignan : est-il encore question des grives ? Il y avait l’autre jour une dame [5] qui confondit ce qu’on dit d’une grive, et au lieu de dire, elle est soûle comme une grive, disait que la première présidente était sourde comme une grive ; cela fit rire. Adieu, ma chère fille, je vous aime, ce me semble, bien plus que moi-même. Votre fille est aimable, je m’en amuse de bonne foi ; elle embellit tous les jours ; ce petit ménage me donne la vie.


  1. Ministre des affaires étrangères.
  2. Jules Mascaron, de l’Oratoire, célèbre prédicateur, évêque de Tulle.
  3. Fille de M. Séguier.
  4. Claude Joli, évêque d’Agen.
  5. Madame de Louvois.