Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 88

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 198-199).

88. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, vendredi 5 février 672. Il y a

aujourd’hui mille ans que je suis née.

Je suis ravie, ma bonne, que vous aimiez mes lettres ; je ne crois pourtant pas qu’elles soient aussi agréables que vous me le dites. Je vous envoie quatre rames de papier ; vous savez à quelle condition : j’espère en recevoir la plus grande partie entre ci et Pâques ; après cela, j’aspirerai à d’autres plaisirs.

On m’a assuré ce matin que le chevalier se portait mieux : j’espère en sa jeunesse ; je prie Dieu de tout mon cœur qu’il nous le redonne. Madame la princesse de Conti mourut sept ou huit heures après que j’eus fermé mon paquet ; c’est-à-dire, hier à quatre heures du matin, sans aucune connaissance, ni avoir jamais dit une seule parole de bon sens : elle appelait quelquefois Cécile, une femme de chambre, et disait : Mon Dieu ! On croyait que son esprit allait revenir, mais elle n’en disait pas davantage. Elle expira en faisant un grand cri, et au milieu d’une convulsion qui lui fit imprimer ses doigts dans le bras d’une femme qui la tenait. La désolation de sa chambre ne peut s’exprimer : M. le Duc, MM. lesprinces de Conti, madame de Longueville, madame de Gamaches, pleuraient de tout leur cœur. Madame de Gesvres avait pris le parti des évanouissements ; madame de Brissac de crierles hauts cris, et de se jeter par la place. Il fallut les chasser, parce qu’on ne savait plus ce qu’on faisait : ces deux personnages n’ont pas réussi : qui prouve trop ne prouve rien, dit je ne sais qui. Enfin, la douleur est universelle. Le roi a paru touché, et a fait son panégyrique, en disant qu’elle était plus considérable par sa vertu que par la grandeur de sa fortune. M. le Prince est tuteur : il y a vingt mille écus aux pauvres, autant à ses domestiques ; elle veut être enterrée à sa paroisse tout simplement, comme la moindre femme. Je ne sais si ce détail est à propos ; mais vous voulez et vous souffrez que mes lettres soient longues, et voilà le hasard que vous courez. Je vis hier sur son lit cette sainte princesse ; elle était défigurée par le martyre qu’on lui avait fait à la bouche : on lui avait rompu deux dents, et brûlé la tête ; c’est-à-dire que si les pauvres patients ne mouraient point de l’apoplexie, ils seraient à plaindre de l’état où on les met. Il y a de belles réflexions à faire sur cette mort, cruelle pour toute autre, mais très-heureuse pour elle qui ne l’a point sentie, et qui était toujours préparée. Brancas en est pénétré.

J’oubliai avant-hier de vous mander que j’avais rencontré Canaples à Notre-Dame, et qu’après mille amitiés pour M. de Grignan, il me dit que le maréchal de Villeroi l’avait assuré que les lettres de M. de Grignan étaient admirées dans le conseil, qu’on les lisait avec plaisir, et que le roi avait dit qu’il n’en avait jamais vu de mieux écrites : je lui promis de vous le mander. Cette dame que je ne vous nommai point dans ma dernière lettre, c’était madame de Louvois. À propos, M. de Louvois est entré et assis au conseil depuis quatre jours, en qualité de ministre. Le roi scellera demain avec six conseillers d’État et quatre maîtres des requêtes ; on ne sait combien cela durera : voilà une belle charge, dont Sa Majesté s’acquittera très-bien. Il me vient des pensées folles sur le chancelier ; mais où puis-je les avoir prises, dans le chagrin où je suis depuis deux ou trois jours ? Cette veille, ce jour, ce lendemain, ce temps de votre départ de l’année passée, tout cela m’a tellement touché le cœur et l’esprit, que j’en avais sans cesse les larmes aux yeux, malgré moi : car rien n’est moins utile que les douleurs d’une chose sur laquelle on n’a plus aucun pouvoir : on se tue, on se dévore hors de propos, aussi bien qu’à faire des souhaits et des châteaux en Espagne : vous êtes trop sage pour les aimer ; et moi, je les aime.