Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 97

La bibliothèque libre.
Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 217-218).

97. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.[modifier]

À Paris, ce 24 avril 1672.

Savez-vous bien que je reçus hier seulement votre lettre du 19 mars, par cet honnête marchand qui fait crédit, et qui ne presse pas trop ? Plût à Dieu qu’il s’en trouvât ici présentement d’aussi bonne composition ! ils sont devenus chagrins depuis quelque temps. Chacun sait si je ne dis pas vrai. On est au désespoir, on n’a pas un sou, on ne trouve rien à emprunter, les fermiers ne payent point, on n’ose faire de la fausse monnaie, on ne voudrait pas se donner au diable, et cependant tout le monde s’en va à l’armée avec un équipage. De vous dire comment cela se fait, il n’est pas aisé. Le miracle des cinq pains n’est pas plus incompréhensible. Mais revenons à votre marchand (j’admire où m’a transportée la chaleur du discours) ; je vous assure que je lui rendrai tout le service que je pourrai. Vous avez dû croire que je ne faisais réponse qu’à Sainte-Marie, par la longueur du temps que vous avez été à recevoir celle-ci ; mais ce n’est pas ma faute. Je vous trouve fort heureux dans votre malheur, de ne point aller à la guerre. Je serais fâchée que depuis longtemps vous n’eussiez obtenu d’autre grâce que celle d’y aller. C’est assez que le roi sache vos bonnes intentions. Quand il aura besoin de vous, il saura bien où vous prendre ; et comme il n’oublie rien, il n’aura peut-être pas oublié ce que vous valez. En attendant, jouissez du plaisir d’être présentement le seul homme de votre volée qui puisse se vanter d’avoir du pain.

Je ne sais si je ne vous ai pas parlé de quelques-unes de vos lettres au roi, mais je les admire toujours. J’ai vu au collège de Clermont un jeune gentilhomme[1] qui paraît fort digne d’être votre fils. Je lui ai fait une petite visite, je l’enverrai quérir l’un de ces jours pour dîner avec moi. Je soupai l’autre jour avec Manicamp et avec sa sœur la maréchale d’Estrées. Elle me dit qu’elle irait voir notre Rabutin au collège. Nous parlâmes fort de vous elle et moi. Pour Manicamp et moi, nous ne finissions point, en quelque endroit que nous soyons ; mais d’un souvenir agréable, vous regrettant, ne trouvant rien qui vous vaille, chacun de nous redisant quelque morceau de votre esprit ; enfin vous devez être fort content de nous. Adieu, mon cher cousin ; mille compliments, je vous prie, à madame votre femme ; elle m’a écrit une très-honnête lettre, mais j’ai passé le temps de lui faire réponse. Me voilà dans l’impénitence finale ; j’ai tort, je ne saurais plus y revenir ; faites ma paix. Je ne sais si vous savez que les maréchaux d’Humières et de Bellefonds sont exilés pour ne vouloir pas obéir à M. de Turenne, quand les armées seront jointes.


  1. Fils aîné de Bussy mais du second lit.