Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 98

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 218-222).

98. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 27 avril 1672.

Je m’en vais faire réponse à vos deux lettres, et puis je vous parlerai de ce pays-ci. if. de Pomponne a vu la première, et je lui ferai voir encore une grande partie de la seconde : il est parti ; ce fut en lui disant adieu que je lui montrai votre lettre, ne pouvant jamais mieux dire que ce que vous écrivez sur vos affaires : il vous trouve admirable ; je n’ose vous dire à quel style il compare le vôtre, ni les louanges qu’il lui donne ; enfin il m’a fort priée de vous assurer de son estime, et des soins qu’il aura toujours de tout ce qui pourra vous le témoigner : il a été ravi de votre description de la Sainte-Baume, il le sera encore davantage de votre seconde lettre. On ne peut pas mieux écrire sur cette affaire, ni plus nettement ; je suis très-assurée que votre lettre obtiendra tout ce que vous souhaitez ; vous en verrez la réponse ; je n’écrirai qu’un mot, car en vérité, ma bonne, vous n’avez pas besoin d’être secourue dans cette occasion ; je trouve toute la raison de votre côté ; je n’ai jamais su cette affaire par vous, ce fut M. de Pomponne qui me l’apprit comme on la lui avait apprise : mais il n’y a rien à répondre à ce que vous m’en écrivez, il aura le plaisir de le lire. L’évêque {de Marseille) témoigne en toute rencontre qu’il sera fort aise d e se raccommoder avec vous : il a trouvé ici toutes choses assez bien disposées pour lui faire souhaiter une réconciliation dont il se fait honneur, comme d’un sentiment convenable à sa profession. On croit que nous aurons, entre ci et demain, un premier président de Provence. Te vous remercie de votre relation de la Sainte-Baume et de votre jolie bague ; je vois que le sang n’a pas bien bouilli à votre gré. Madame la Palatine a eu une fois la même curiosité que vous ; elle n’en fut pas plus satisfaite. Vous ne m’ôterez pas l’envie de voir cette affreuse grotte ; plus on y a de peine, plus il faut y aller ; et, au bout du compte, je ne m’en soucie que faiblement : je ne cherche que vous en Provence ; quand je vous aurai, j’aurai tout ce que je souhaite. Ma tante est toujours très-mal ; laissez-nous le soin de partir, nous ne souhaitons autre chose ; et même s’il y avait quelque espérance de langueur, nous prendrions notre parti ; je lui dis mille tendresses de votre part, qu’elle reçoit très-bien. M. de la Trousse lui en a écrit d’excessives ; ce sont des amitiés de l’agonie, dont je ne fais pas grand cas ; j’en quitte ceux qui ne commenceraient que là à m’aimer. Ma fille, il faut aimer pendant la vie, comme vous faites ; la rendre douce et agréable, ne point noyer d’amertume et combler de douleur ceux qui nous aiment ; il est trop tard de changer quand on expire. Vous savez comme j’ai toujours ri des bons fonds ; je n’en connais que d’une sorte, et le vôtre doit contenter les plus difficiles. Je vois les choses comme elles sont : croyez-moi, je ne suis point folle ; et pour vous le montrer, c’est qu’on ne peut jamais être plus contente d’une personne que je le suis de vous. J’enverrai à madame de Coulanges ce qui lui appartient de votre lettre ; elle sera mise en pièces : il m’en restera encore quelques centaines pour m’en consoler ; tout aimables qu’elles sont, je souhaite extrêmement de n’en plus recevoir. Venons aux nouvelles.

Le roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris ; on a fait ce calcul dans les quartiers à peu près. Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Je fus hier à l’Arsenal ; je voulais dire adieu au grand maître[1] qui m’était venu chercher ; je ne le trouvai pas, mais je trouvai la Troche, qui pleurait son fils, et la comtesse[2], qui pleurait son mari : elle avait un chapeau gris, qu’elle enfonçait, dans l’excès de ses déplaisirs ; c’était une chose plaisante ; je crois que jamais chapeau ne s’est trouvé à une pareille fête : j’aurais voulu ce jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, la femme pour le Lude, et le mari pour la guerre : mais quelle guerre ! la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais ouï parler, depuis le passage de Charles VIII en Italie. On l’a dit au roi. L’Yssel est défendu, et bordé de deux cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d’une large rivière qui est encore au-devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l’autre jour cette carte chez madame de Verneuil ; c’est une chose étonnante. M. le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l’autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu’il savait fort bien faire de la monnaie. « Mon ami, lui dit-il, je te remercie ; mais si tu sais une invention pour nous faire passer l’Yssel sans « être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n’en sais point. » Il aura pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d’Humières et de Bellefonds. Voici un détail qu’on est bien aise de savoir. Les deux armées se joindront ; le roi commandera à Monsieur ; Monsieur, à M. le Prince ; M. le Prince, à M. de Turenne ; et M. de Turenne aux deux maréchaux, et même à l’armée du maréchal de Créqui. Le roi parla donc à M. de Bellefonds, et lui dit que son intention était qu’il obéît à M. de Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa faute), répondit qu’il ne serait pas digue de l’honneur que lui a fait Sa Majesté, s’il se déshonorait par une obéissance sans exemple. Le roi le pria fort bonnement de songer à ce qu’il lui répondait, ajoutant qu’il souhaitait cette preuve de son amitié ; qu’il y allait de sa disgrâce. Le maréchal lui dit qu’il voyait bien qu’il perdait les bonnes grâces de Sa Majesté et sa fortune ; mais qu’il s’y résolvait, plutôt que de perdre son estime ; qu’il ne pouvait obéir à M. de Turenne sans dégrader la dignité où il l’avait élevé. Le roi lui dit : M. le maréchal, il faut donc se séparer. Le maréchal lui fit une profonde révérence, et partit. M. de Louvois, qui ne l’aime point, lui expédia tout aussitôt un ordre d’aller à Tours : il a été rayé de dessus l’état de la maison du roi : il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien ; il est abîmé, mais il est content ; et l’on ne doute pas qu’il n’aille à la Trappe. Il a offert au roi son équipage, qui était fait aux dépens de Sa Majesté, pour en faire ce qu’il lui plairait : on a pris cela comme s’il eût voulu braver le roi ; jamais rien ne fut si innocent : tous ses parents, les Villars, et tout ce qui est attaché à lui, est inconsolable. Ne manquez pas d’écrire à madame de Villars et au pauvre maréchal. Cependant le maréchal d’Humières, soutenu par M. de Louvois, n’avait point paru, et attendait que le maréchal de Créqui eût répondu : ce dernier est venu de son armée en poste répondre lui-même ; il arriva avant-hier ; il eut une conversation d’une heure avec le roi. Le maréchal de Gramont, qui fut appelé, soutint le droit des maréchaux de France, et fit le roi juge de ceux qui faisaient le plus de cas de cette dignité, ou ceux qui, pour en soutenir la grandeur, s’exposaient au danger d’être mal avec lui ; ou celui {M. de Turenné) qui était honteux d’en porter le titre, qui l’avait effacé de tous les lieux où il pouvait être, qui tenait le nom de maréchal pour une injure, et qui voulait commander en qualité de prince. Enfin la conclusion fut que le maréchal de Créqui est allé à la campagne, dans sa maison, planter des choux, aussi bien que le maréchal d’Humières. Voilà de quoi on parle uniquement : les uns disent qu’ils ont bien fait, d’autres qu’ils ont mal fait ; la comtesse {de Fiesque) s’égosille, le comte de Guiche prend son fausset ; il les faut séparer, c’est une comédie. Ce qui est vrai, c’est que voilà trois hommes d’une grande importance pour la guerre, et qu’on aura bien de la peine à remplacer. M. le Prince les regrette fort, pour l’intérêt du roi. M. de Schomberg n’est pas plus disposé que les autres à obéir à If. de Turenne, ayant commandé des armées en chef. Enfin la France, qui est pleine de grands capitaines, n’en trouvera pas assez, parla circonstance de ce malheureux contre-temps.

M. d’Aligre a les sceaux ; il a quatre-vingts ans ; c’est un dépôt ; c’est un pape.

Je viens de faire un tour de ville : j’ai été chez M. de la Rochefoucauld. Il est accablé de douleur d’avoir dit adieu à tous ses enfants : au travers de cela, il m’a priée de vous dire mille tendresses de sa part : nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant : il faudrait être bien misérable pour ne pas se trouver intéressée au départ de la France tout entière. Dangeau et le comte de Sault sont venus nous dire adieu : ils nous ont appris que le roi, afin d’éviter les larmes, est parti ce matin à dix heures, sans que personne l’ait su, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait. Il est parti lui douzième : tout le reste courra après. Au lieu d’aller à Villers-Cotterets, il est allé à Nanteuil, où l’on croit que d’autres, qui ont disparu aussi, se trouveront[3] : il ira demain à Soissons, et tout de suite, comme il l’avait résolu : si vous ne trouvez cela galant, vous n’avez qu’à le dire. La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu’on ne saurait imaginer au point qu’elle est. La reine est demeurée régente : toutes les compagnies souveraines l’ont été saluer. Voici une étrange guerre, qui commence bien tristement.


  1. Le comte du Lucie, grand maître de l’artillerie.
  2. Renée-Éléonore de Bouille, première femme du comte du Lude, aimait beaucoup la chasse, et était toujours vêtue en homme.
  3. Il parait qu’il s’agit ici de madame de Montespan.