Lettres de Jules Laforgue/001

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 3-13).
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I

À SA SŒUR[1]

Septembre 1881.
Prends garde de laisser tomber un petit souvenir que je t’envoie.
Pour toi seule à lire avant de t’endormir. Dis à la cousine que je lui rembourserai l’éclairage.
Pauvre chère sœur,

Il est sept heures. Je rentre fatigué. On me donne ta lettre. Ah ! comme je l’attendais ! Si tu savais comme je m’ennuie aussi !

Comme cette gare était triste le soir où vous êtes partis ! Dans ce wagon. Toi au fond. Je t’appelais voyant tes yeux mouillés, tu ne répondais pas et il a fallu s’en aller. Je n’ai même pas dit adieu à Ernest, Paul et Charlot[2]. Je suis parti en courant, navré, désormais seul dans ce Paris. Je suis rentré, je suis monté à ma chambre, banale, triste, où rien ne m’appartient et ne me connaît, où tant d’autres ont passé ! Je n’aurais pas pu dormir. J’avais le cœur gros, la gorge serrée, tu m’excuseras, j’ai fait ce que tu m’avais défendu ; à une heure du matin, je suis allé chez Rieffel, il était seul, je me suis mis dans un fauteuil, devant son lit, enveloppé d’une couverture, grelottant de tristesse, et j’ai attendu le matin.

Je n’en pouvais plus. Nous avons pris du chocolat ensemble, et je suis parti chez Ephrussi[3], si bon pour moi.

Et la semaine s’est passée ainsi. J’ai vu Charlot une fois, rue Berthollet, puis plus personne. Je m’ennuie ! je m’ennuie ! Tous les jours presque j’allais rue Berthollet, emportant à chaque fois quelques livres.

Jamais une lettre. Ce matin seulement trois journaux pour papa et que je lui renvoie plus une lettre d’Émile toujours gai et demandant quand vous partez ! J’ai laissé quelques livres inutiles au concierge, entre autres un manuel du baccalauréat pour son fils, plus tard. En retour, M. Cortet m’a fait payer huit francs pour deux clefs absentes. Mystère. Le premier du mois j’ai reçu deux cents francs d’Ephrussi. J’ai rendu ses cinq francs à Charlot — payé mon terme — le blanchissage — acheté des bas, trois gilets de flanelle (je demandais des rouges, au Bon Marché, on m’a regardé comme un monsieur qui arrive de pays extra-terrestres et fabuleux) puis aujourd’hui : — tu sais comme j’étais habillé ! veston tout reprisé, gilet en loques, pantalon frangé et tu ne m’en voudras pas, n’est-ce pas ! — aujourd’hui, dis-je, j’ai couru pour voir des tailleurs et je me suis arrêté à un vers cinq heures — pour quatre-vingts francs j’aurai un costume complet en cheviote, ce drap que tu aimes tant ! et je le soignerai bien pour aller te voir en avril prochain, tu veux, dis ?

Puis j’ai prêté quarante francs à Riemer[4], qui allait se trouver sans place et dont on retenait tous les effets à son lycée, s’il ne payait pas ses dettes avant de partir. Et comme l’argent s’en va à manger ! Les deux premiers jours, j’ai mangé, pour ne pas paraître ridicule devant Rieffel, à cet hôtel où j’avais souvent mangé déjà avec lui (tu te souviens, cela te fâchait, pauvre !) — cela coûte 3 fr. 50 par jour. Puis Rieffel est parti — alors je me suis nourri très irrégulièrement — tantôt avec un franc par jour, tantôt douze sous. Une fois j’ai voulu, après bien des hésitations, entrer dans un petit restaurant à un franc.

Je suis sorti de là les joues en feu, la tête lourde ! si tu savais ce que c’est que cette nourriture bon marché, dont la cuisson est bâclée à la diable ! et que de poivre ! Au moins à la maison j’avais des bols de café au lait, d’énormes assiettes de ragoût, etc., si je n’avais que cela, et c’était sagement cuit. Voilà bien des détails terre à terre, n’est-ce pas ?

Hier, dimanche, je me suis tellement ennuyé, j’avais le cœur si serré de mon isolement dans ces foules se promenant, que cela devenait pour moi une sorte de jouissance d’artiste. Le matin j’ai pris une tablette Lombart, du café et deux sous de pain, puis j’ai travaillé jusqu’à cinq heures dans ma petite chambre. Et le soir ! Ah ! si tu m’avais vu ! Je me promenais seul, regardant les foules endimanchées rentrer, les tramways qu’on prenait d’assaut. Et des détails qui me faisaient sentir plus fortement encore ma solitude, une femme endimanchée, sortant d’une boulangerie, tenait à deux mains sur une serviette un rôti fumant, repas de famille, etc., etc. — Tu ne sais pas comment j’ai dîné. Oh ! très bien ! Il me fallait une boulangerie, une charcuterie, une fruiterie. Trois de ces boutiques se trouvent tout près, à ma porte, dans la rue. Mais je n’aurais pas voulu que mes concierges prenant le frais sur le seuil me vissent ; j’ai été assez loin, dans une boulangerie j’ai acheté deux sous de pain qui ont disparu dans les profondeurs caverneuses de ma poche. Pour la charcuterie c’était plus difficile. Je passais et repassais devant sans oser entrer.

Tantôt intimidé de voir au comptoir deux jeunes charcutières aux joues roses et luisantes, aux manches immaculées, riant entre elles : à quoi bon les déranger ? Puis, devant une autre où je n’avais pas le même prétexte, ne voyant au comptoir qu’une vieille charcutière à palatine d’astrakan chauve sur ses épaules, j’hésitais encore, me demandant si c’était bien de la galantine que cette chose s’appelait. Enfin à une autre j’entre. Un homme borgne s’avance, ceint de son tablier, le coutelas effilé au côté. De la galantine, s. v. p. — Pour combien ? — Six sous, balbutiai-je. — Truffée ou non truffée ? — Diable, pensai-je, je n’ai jamais goûté de l’une ni de l’autre, et dans l’éclair d’une seconde, sous l’œil inquisiteur du charcutier, je me fis à part moi ce petit raisonnement : Si je prends de la truffée, je n’aimerai peut-être pas la partie truffée et serai obligé de la jeter, et ce sera cela de poids en moins — Or, je l’aime non truffée, et les truffes en moins feront du non truffé en plus — et je conclus à haute et intelligible voix : — Non truffée ! Cet être s’attaqua à un gros bloc recouvert de gelée ambrée et m’enveloppa dans un papier une grande plaque mince qui alla rejoindre les deux sous de pain dans ma poche. Puis dans une fruiterie j’ai acheté pour la modique somme de dix centimes une tranche de melon qu’on m’enveloppa aussi, et je remontai chez moi. Je m’enferme à double tour et je mange en songeant à la vie, à toi qui ne m’écris pas, etc. Puis, une fois tout fini, ne voulant pas laisser dans ma chambre la croûte de la tranche de melon, ce qui aurait révélé ma misère au garçon préposé à l’entretien de ma chambre, je pris mon chapeau, ma canne, mis mes gants, puis fit passer ladite croûte dans ma poche. Je descendis, et faisant semblant de me promener sous les arcades de l’Odéon, j’épiai un moment favorable, et laissai tomber cette croûte à terre. Puis, je suis allé chez Henry[5], où j’ai pris du café, et, à onze heures, je me suis couché.

Comme cela je mange ce que je veux ; je suis à mon aise, loin des indiscrets et je dépense peu. Néanmoins, il me reste quarante francs pour aller jusqu’au bout du mois, c’est plus qu’il ne faut. Et, pauvre et bonne sœur, ne sois jamais inquiète de mon sort au sujet de l’argent — jamais, entends-tu ! Promets-le-moi, que je te sache au moins ce souci en moins, tu en as tant ! Mais ne t’ennuie pas, va, résigne-toi un peu ; observe ces provinciaux, méprise-les et attends. Je vais travailler comme un damné pour aller te voir, avec beaucoup d’argent, en avril prochain. Sois en outre sûre que je t’enverrai au moins dix francs par mois. Je voudrais t’envoyer tout de suite les vingt francs de La Vie Moderne[6], mais j’hésite, tu habites chez des voleurs anciens boulangers, et gascons, ce qui est formidable. Mais écris-moi aussitôt cette lettre lue, dis-moi si tu peux recevoir ce mandat en sûreté, et je te l’envoie immédiatement. Et surtout pas de remords. Je sais trop ce que c’est.

Oui, résigne-toi, arrange-toi une petite existence résignée et, dans l’attente, fais-toi des opinions hautaines sur Tarbes, les amies et tout le monde. Songe aux personnages, aux femmes de notre grand Balzac ; pense beaucoup ; emmagasine des idées, réfléchis sur les choses et le caractère, deviens une femme supérieure, digne du monde dans lequel nous vivrons. Quant à la cousine et son digne beau-frère, dis-moi si tu as à te plaindre d’eux ! Moi, non seulement je les méprise mais je nourris encore une petite vengeance contre eux, un rien, une lettre très polie ; mais — bien entendu — je la différerai, cette vengeance, tant qu’elle pourra faire rejaillir sur toi le moindre ennui.

Comme tu dois t’ennuyer, ma pauvre Marie ! Au moins, moi, je vais chez Ephrussi, je passe des après-midi d’oubli à la Bibliothèque. Je ne m’ennuie que lorsqu’averti par la faim je songe qu’il faut manger. Je vois tout le monde entrer dans les restaurants, moi je ne peux pas, alors je monte dévorer mes petites provisions dans ma chambre, ou je vais sur un banc caché du Luxembourg. Mais ne t’inquiète pas, va, je suis très heureux.

Puis, très souvent, au crépuscule, en rentrant, je m’accoude à ma petite croisée, et je rêve sans pensée, regardant Notre-Dame et les toits et les cheminées, ce sont des moments d’oubli. Puis j’ai la tête si lourde que je m’endors de bonne heure. Figure-toi que, quoique absolument libre, je ne puis m’arracher de mes habitudes. Tiens, quand je sors de chez Ephrussi à midi, qui m’empêche de manger dans son quartier et d’aller de là à la Bibliothèque ?

Et non, mes jambes me portent vite et instinctivement dans notre quartier, et je rôde, sans savoir pourquoi, autour de la rue Berthollet[7], où je n’ai pourtant plus rien à faire ! Quand le soir, à dix heures, je me trouve sortant du cabinet de lecture, je me hâte vers le quartier, comme si tu m’attendais toujours, puissance des habitudes prises ! Le ressort a été monté d’une certaine façon par la main, et la machine marche toujours dans ce sens. Comme ta lettre est triste, ma pauvre petite Marie ; mais il faut de temps en temps de ces séparations, de ces tristesses, pour entretenir la douceur d’enfance de son cœur — tu ne crois pas, tu me trouves cruel peut-être. Mais nous aurons la joie de nous revoir, la joie d’échanger des lettres, etc.

Veux-tu qu’avec le mandat je t’envoie ma photographie ? Réponds-moi vite, vite, et ne t’ennuie pas, sois moins impressionnable, ne t’affecte pas tant des moindres choses ! Autrement je serais trop malheureux, je ne travaillerais plus ! Oh ! je veux travailler, travailler, me mettre dans mes meubles, avoir mon chez moi, aller à Tarbes, te voir, t’embrasser, te faire des misères.

Adieu, réponds-moi une longue lettre, un peu résignée.

Jules Laforgue.

Chère petite pauvresse, je vous envoie un timbre. Persuade à papa — car toi seule est capable de cette initiative d’amour filial — persuade-lui de voir un médecin, de s’astreindre à un régime, de revivre. C’est un excellent père, va, bien qu’il ait trop lu Jean-Jacques Rousseau[8].

Que puis-je t’envoyer comme souvenir cette fois-ci ? Je découpe dans un coin derrière la commode un morceau de la tapisserie de ma pauvre chambre, garde-le précieusement. — Je t’enverrai un jour une cassette où tu mettras uniquement mes lettres et tous les petits souvenirs que je t’enverrai. Nous en rirons en les revoyant.


  1. La sœur à qui ses lettres sont adressées était sa sœur Marie (aujourd’hui Mme Labat), l’aînée des enfants qui venaient de partir pour Tarbes avec leur père.
  2. Ses cousins.
  3. Cf. note p. 19.
  4. Riemer, un ancien condisciple du lycée de Tarbes qui a suivi, depuis lors, la carrière de l’enseignement.
  5. M. Charles Henry, physiologiste et érudit, est né à Bolleviller (Alsace) le 16 mai 1859. Il était donc, de fort peu, l’aîné de Jules Laforgue. Il était arrivé à Paris un peu avant lui en 1875, avait suivi les cours de la Sorbonne, du Collège de France et du Muséum et avait été un moment préparateur de Claude Bernard et de Paul Bert. Cette année même il était devenu un des bibliothécaires de la Sorbonne et préludait à ces travaux sur l’esthétique picturale et musicale, sur la psychologie expérimentale, la physiologie des sensations qui ont donné depuis la mesure de son intelligence extraordinairement diverse et audacieuse.
  6. Pour un poème en prose, Tristesse de réverbère, publié dans la Vie Moderne du 3 septembre 1881.
  7. Où se trouvait, au numéro 5, au premier étage, l’appartement que la famille Laforgue venait de quitter.
  8. Il avait, par admiration pour Rousseau, donné le prénom d’Émile à son fils aîné et élevé tous ses enfants assez sévèrement. « Mon père, un dur par timidité », a dit plus tard Laforgue dans le premier poème des Fleurs de Bonne Volonté.