Lettres de Jules Laforgue/002

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 14-18).
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II

À SA SŒUR

[Dimanche 20] Nov. 81[1].
Ma chère Marie,

Que dire ? je suis abattu par une immense tristesse. Je ne pense pas, je ne sens pas. Tout est triste, et je sens que c’est à moi d’avoir courage.

J’ai reçu la lettre de la cousine ce matin dimanche, à midi. Et papa est mort vendredi matin ! Oui, j’ai vécu vendredi et samedi, ne sachant rien, allant à mes occupations ordinaires, et pendant ce temps, là-bas, mon père était mort. Je ne m’en consolerai jamais.

Il est mort, et je ne l’ai pas revu avant qu’il mourût. Et maintenant c’est fini, je ne le verrai plus. Ah ! raconte-moi des pages pleines de détails sur ses derniers jours, ses derniers moments. Que pensait-il de moi, le pauvre père ! N’a-t-il pas dit un mot pour moi, avant de mourir ? Vois-tu, je serai triste pour toute la vie, si papa n’a pas dit un mot bon pour moi avant de mourir. Raconte-moi tout en détail, je veux savoir. A-t-il conservé sa connaissance jusqu’au bout ? Qu’a-t-il dit ? sentait-il qu’il allait mourir ? Ne vous a-t-il pas tous recommandés à moi ?

Fini, fini, je ne le reverrai plus. Et rien, sinon se résigner, quelle vie !

Aujourd’hui, dimanche, à deux heures, j’étais chez la tante, je croyais leur annoncer la nouvelle et eux me croyaient à Tarbes. Ç’a été une journée de sanglots. J’y ai écrit à Charles. Je suis parti à six heures. Je t’ai envoyé ce télégramme si économique, sec, que tu as reçu sans doute, et qui m’a fait pleurer.

Puis j’ai erré par les rues pleines de foules. Je n’osais pas rentrer. À neuf heures, je rentre et je t’écris. Comme la vie est triste ! Je vous vois là-bas autour de la lampe.

Et pourtant il faut se faire à cette idée que nous n’avons plus de père, il faut l’envisager, en voir les conséquences.

Comment ai-je le courage de penser à autre chose qu’à ma douleur de fils, à la douleur de n’avoir pas revu papa et de ne pas savoir ce qu’il pensait de moi en s’en allant ?

N’a-t-il pas laissé des instructions, des papiers, des lettres, avec la recommandation de me les faire parvenir ? Est-il parti espérant en moi ?

Oh ? raconte-moi tout.

Oui, nous voilà onze orphelins[2].

Et moi qui me préparais à aller à Tarbes avant de partir pour l’Allemagne, vous apprendre que j’étais nommé, que je tenais mon avenir[3]. J’étais si heureux vendredi et samedi, et là-bas mon père était mort, maintenant je vois l’enterrement.

Et toi, pauvre Marie, si tu avais entendu chez ma tante — toutes les larmes étaient pour toi. — Tu es capable de tomber malade de chagrin, tu es si bonne, tu souffres pour tous. Et moi je te voyais, tu n’as probablement ni mangé, ni dormi de tous ces jours. Vois-tu, je suis prêt à tous les dévouements, à toutes les abnégations ; mais, avant tout, mon but est ton bonheur à toi, je ne veux songer qu’à cela, je rendrai mes frères et sœurs heureux, mais pour toi ce sera de l’adoration, de la vénération, et si tu mourais je mourrais.

Ainsi, soigne-toi ! si tu ne veux pas me rendre malheureux, me décourager dans mes dévouements, aie du courage.

Vois-tu, je vais être logé, nourri au palais, j’aurai un domestique ; à la moindre chose j’aurais là un grand médecin ; j’aurai 9.000 francs par an. Je prends pour moi seul Charlot et Adrien[4]. Je serai heureux et vous le serez.

Les premières semaines de douleur passées, nous songerons au positif, le terrible positif. Mais je me sens et du cœur et des forces, va. Remercie la cousine de sa lettre. Je n’ai pas besoin de dire tout ce que j’attends de leur part de dévouement, d’elle et de Pascal[5]. Ma tante est encore trop abattue pour songer fermement. A-t-on écrit à Émile ?

Je serre la main à ce brave cœur d’Ernest[6].

Ma chère Marie, réponds-moi vite, mais peut-être une lettre de toi est-elle déjà en chemin, donne-moi bien des détails.

Je vous écrirai de nouveau demain. Je n’ai pas mangé depuis hier au soir et tout est fermé. Je suis bien triste. Mais du courage, du courage — il faut se raidir, et regarder la vie en face. Je vous embrasse tous.

Jules.

  1. Les dates entre crochets sont des indications qui ne figurent pas sur les manuscrits, mais qui ont été ajoutées ici, pour plus de précision, chaque fois que le contexte le permettait.
  2. Émile, Jules, Marie, Madeleine, Charles, Pauline, Louise, Adrien, Charlotte, Édouard et Albert Laforgue.
  3. Sur la recommandation de M. Paul Bourget, avec qui il était entré en relations au début de 1881, et de Charles Ephrussi, Jules Laforgue venait d’être agréé comme lecteur français de l’impératrice Augusta, femme de Guillaume Ier. Il attendait d’un moment à l’autre des instructions pour son départ et se trouva ainsi dans l’impossibilité de se rendre à Tarbes à l’enterrement de son père. Il ne devait rejoindre son poste que huit jours plus tard.
  4. Ses deux plus jeunes frères, en faveur de qui il fit abandon de sa part d’héritage. Émile, nommé plus loin, était son frère aîné qui faisait alors son service militaire.
  5. Cousin germain du père de Jules Laforgue ; il avait été le correspondant d’Émile et de Jules quand ceux-ci étaient pensionnaires au lycée de Tarbes.
  6. Cousin germain de Jules Laforgue.