Lettres de Jules Laforgue/009

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 40-44).
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IX

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin. Lundi.
[5 décembre 1881.]
Cher Monsieur Ephrussi,

Avez-vous reçu une lettre de moi datée de Coblentz ?

Nous sommes partis de Coblentz jeudi à 9 h. du matin et arrivés à Berlin le soir, à 10 h., où j’ai entrevu la Princesse Royale.

Vous connaissez sans doute Berlin. Je loge Unter den Linden au palais des Princesses. À Coblentz je voyais le docteur Velten, médecin de l’Impératrice, le comte de Nesselrode, grand maître de l’Impératrice, la comtesse de Brandebourg, etc. Maintenant je ne vois personne, sauf Monsieur de Knesebeck, le secrétaire (nous logeons porte à porte), et Madame la comtesse Hacke chez qui je fais tous les soirs la lecture à l’Impératrice.

Je ne suis pas du tout intimidé. Je lis très clairement, très lentement, d’une voix très assurée. Je ne sais pas à quoi cela tient, peut-être à ce que je suis en pays allemand. D’ailleurs, je prépare consciencieusement mes lectures. Hier au soir, par exemple, je devais résumer à l’Impératrice le livre du baron James de Rothschild : Les Continuateurs de Loret. J’ai débité tout cela sans hésitation. Je prends mes fonctions très au sérieux, et il se pourrait que j’y apporte plus de zèle qu’on n’était habitué à en voir à mes prédécesseurs.

Hier dimanche, je me suis bien ennuyé. Dans la rue j’ai reconnu M. Lippmann[1], c’était bien lui. Je l’ai salué, mais il ne m’a pas vu, et très probablement il ne m’eût pas reconnu.

Albert Dürer et ses dessins a-t-il paru ?

Je lis tous les jours le Figaro, les Débats et l’Indépendance Belge. Nous recevons le Livre d’Octave Uzanne et la Revue des Deux Mondes. Je n’ai encore rien vu qui eût trait à votre livre. Me ferez-vous cadeau d’un exemplaire ? Vous voyez que je suis sans gêne et que les grandeurs m’ont positivement tourné la tête.

Chaque ligne de votre beau livre me rappellerait tant de souvenirs ! Surtout les heures passées à travailler seuls dans votre chambre où éclatait la note d’un fauteuil jaune. — Et les impressionnistes ! Deux éventails de Pissarro bâtis solidement par petites touches patientes. — De Sisley, la Seine avec poteaux télégraphiques et ciel de printemps. Ou une berge des environs de Paris avec un voyou bucolisant par les sentiers. — Et les pommiers en fleurs escaladant une colline, de Monet. — Et la sauvageonne ébouriffée de Renoir, et de Berthe Morisot un sous-bois profond et frais, une femme assise, son enfant, un chien noir, un filet à papillons. Et encore de Morisot, une bonne avec son enfant, bleu, vert, rose, blanc, soleil. — Et de Renoir encore, la Parisienne aux lèvres rouges en jersey bleu. Et cette très capricieuse femme au manchon, une rose laque à la boutonnière, dans un fond spirituellement fouetté de neige. Et la danseuse de Mary Cassatt en jaune vert blond roux, fauteuils rouges, nu des épaules. Et les danseuses nerveuses de Degas, et le Duranty de Degas — et le Polichinelle de Manet avec les vers de Banville !

Ah ! les douces heures passées là, à m’oublier sur les tables d’Albert Dürer, à rêver, et comme je bénissais l’austère M. de Tauzia[2] qui me chassait dans votre chambre claire où éclatait la note d’un fauteuil jaune, jaune, très jaune !

Ici, je n’ai pas encore vu le musée. Je n’ose entrer nulle part. Je sais si peu d’allemand. J’arrange mes phrases avec une lenteur ridicule, puis, au diable ! ce que je comprendrais dans un texte, je ne le comprends plus dans la bouche d’un être, on parle trop vite.

Mais, que de marchands de cigares blonds ! Et quel ruisseau ignoble que la Sprée ! Et les beaux soldats que les soldats du roi Guillaume ! La comtesse Hacke trouve que ce ne sont pas de beaux hommes. Pendant la guerre elle a vu bien des Français, et elle les trouvait bien plus beaux (!) J’ai entrevu M. de Bismarck hier. Je m’ennuie bien au fond. J’élargis chaque jour le cercle de mes excursions par la ville. Mais je ne m’aventure pas trop ; j’ai peur de me perdre et de ne pas me trouver à sept heures et demie pour la lecture chez la comtesse Hacke. Vous figurez-vous la chose ?

Au fond je suis heureux et j’ai bien de la chance. Quoique en résumé je n’aie pas changé d’opinion et que je pense toujours que la vie est une chose bruyante et inutile. La terre est née, la terre mourra ; ç’aura été un éclair dans la nuit. N’eût-il pas mieux valu l’éternité noire sans Impératrice et sans Albert Dürer, mais je ne vous aurais jamais connu.

Jules Laforgue.

Rappelez-moi, je vous prie, au bon souvenir de Monsieur votre frère.


  1. Friedrich Lippmann était le directeur du Cabinet des dessins et des estampes au Musée royal de Berlin.
  2. Vicomte Both de Tauzia, conservateur du département des peintures et des dessins au musée du Louvre.