Lettres de Jules Laforgue/010

La bibliothèque libre.
Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 45-50).
◄  IX.
XI.  ►

X

À M. CHARLES HENRY

Berlin [lundi 5 décembre 1881].
Mon cher Henry,

Un soir sur ses longs pieds allait… à la Sorbonne,
Sa serviette ventrue au bras,
Henry ! De noirs voyous — plaisantaient sa personne ;
Mais lui — grand — ne les voyait pas !
Hâtif, il souriait aux mornes cheminées,
Cœurs d’or aux tuyaux de fer-blanc,
Et ces filles, d’un spleen fuligineux minées,
Saluaient ce noctambulant.

Cela vous dit suffisamment combien je m’ennuie, aujourd’hui lundi — pas un jour de beau temps encore.

Jeudi dernier nous sommes partis de Coblentz pour Berlin. Un voyage d’un jour, des burgs démantelés, des montagnes drument hérissées de sapins noirs, des vallées idylliques, un homme accroupi comme un insecte au milieu des vastes champs sous le grand ciel, dix-neuf tunnels. Puis les gares pavoisées, les vivats à toute vapeur, et le reste. Je voyageais avec le docteur Velten et le comte de Nesselrode, grand-maître de l’Impératrice (un vrai type, et rien comme une journée face à face en wagon pour étudier un monsieur, je l’ai vu dormir, etc.) ; à Cassel dîné avec des demoiselles d’honneur et la comtesse de Brandebourg qui a un sourire divin au sens illuminant du mot (le sourire de Mme Mullezer, entre nous). Arrivé à Berlin à 10 heures du soir, foule, le prince et la princesse royale, le prince Henri (sans y grec), etc., des voitures de cour avec une profusion de panaches et de chamarrures.

Je demeure palais des Princesses, Unter den Linden, sous les tilleuls, une petite édition de notre boulevard des Italiens. Je demeure sur la place à un rez-de-chaussée élevé à un mètre du sol. Devant moi la caserne avec musiques militaires, des canons braqués ; ensuite l’Université, puis le palais du Roi et le Musée ; à ma gauche l’Opéra et le palais de l’Impératrice ; à ma droite[1] ............ rien que des colonnes, rien que des statues, etc.

J’ai cinq fenêtres en tous sens. Je ne vois que des monuments. Et des officiers au monocle pâle !

Ah ! si vous voyiez comme je suis logé ; mon cabinet de travail est quatre fois grand comme celui de la rue Séguier ; il contient six tables dont deux grandes, et n’en est pas encombré. Deux immenses canapés, deux glaces, deux fauteuils, dix chaises, une bibliothèque, et un grand calorifère qui monte jusqu’au plafond, puis une antichambre, et ma chambre à coucher. Du feu toute la journée dans mes trois pièces.

Mon domestique est un brave homme qui, sachant mon ignorance de la langue, se multiplie, me devine, me sert sans me parler. Il y a une idée féconde là-dedans. Le domestique de l’avenir. Les muets.

Quoi de plus ? Tous les soirs à 7 1/2 je vais au palais, à deux pas. Je cause une demi-heure avec la plus vieille des dames d’honneur, la comtesse Hacke (qui m’a dit orthographier le français comme un cochon (sic), puis l’Impératrice vient, et je lui fais la lecture. Hier au soir elle venait de dîner avec Maxime Du Camp. J’avais dans la journée dépouillé les Continuateurs de Loret, de J. de Rothschild, et je les lui ai résumés. Je crois que j’y mets plus de zèle que mes prédécesseurs. Hier, en terminant, elle m’a souri et m’a dit : « Bonsoir, Monsieur Laforgue, bien obligée ». Je ne me suis pas trouvé mal.

Je suis si changé d’allures que vous ne me reconnaîtriez pas. Assurez Madame Mullezer que je ne serai plus gauche avec elle. Quand recevrai-je son manuscrit ? Bien des choses de ma part.

À propos, hier au soir, l’Impératrice m’a donné le numéro de décembre de la Revue des Deux Mondes. Elle m’a fait lire le bulletin biblio. Arrivé aux Récréations mathématiques[2], elle m’a interrompu et a dit en souriant dans ses fards verdâtres : « Comment peut-on se récréer avec des mathématiques ? > (authentique).

Et Kahn vous écrit-il[3] ? Quelle est son adresse ? Voici la mienne :

Jules Laforgue, auprès de S. M. l’Impératrice-Reine, Prinzessinen Palais, Unter den Linden, Berlin,

Votre Stendhal a-t-il paru dans la Nouvelle Revue[4] ?

De grâce, parlez-moi de ce que vous faites ; ne me laissez pas moisir ou je vais me jeter dans les vases de la Sprée, un ruisseau ignoble. Mais j’ai vu le Rhin et le pont de Kehl.

J’ai vu M. de Bismarck, hier, il a l’air bien hargneux.

Mais c’est ennuyeux de tout écrire. Il n’y a rien qui remplacerait une conversation et nous causerons quand je reviendrai à Paris.

Dès que je me serai remis de tout ceci, dès que la machine de mes habitudes fonctionnera automatiquement, je me remettrai dans l’atmosphère de Paris et je tramerai plus serré mon volume de vers, et je m’attellerai à mon roman, et je rêverai à mes bouquins d’art. Que de livres me hantent[5] !

Et notre anthologie ?

Adieu. Je baise la main à Mademoiselle, que j’avais chargée d’une mission à laquelle elle ne pense peut-être plus. A-t-on retrouvé le chien de Mme Mullezer, Sanda Mahali ? et le manuscrit en question ? Rappelez-moi au souvenir de Bellanger. Adieu.

Jules Laforgue.

Un de mes amis vous a-t-il rapporté le Wateck[6] et les Fleurs du Mal ? Un gros service : passez un jour rue Monsieur-le-Prince ; s’il y a des lettres pour moi, envoyez-les-moi.


  1. Ici quatre mots devenus illisibles. (Note de M. Félix Fénéon.)
  2. Les Récréations mathématiques, d’Édouard Lucas. Paris, Gauthier-Villars, 1882, in-8o carré.
  3. Le poète Gustave Kahn qui faisait alors son service militaire en Afrique.
  4. Il ne parut rien de M. Charles Henry au sujet de Stendhal dans la Nouvelle Revue : c’est dans cette revue qu’au mois d’août suivant M. Paul Bourget publiait son « Stendhal » des Essais de Psychologie contemporaine.
  5. Jules Laforgue travaillait alors à son premier recueil de vers Le Sanglot de la Terre, qui ne devait paraître, fragmentairement, qu’après sa mort, et à un roman Un raté dont il ne nous est rien parvenu, que quelques brèves notes.
  6. Lire : Vathek. Il s’agit ici non du Vathek de Beckford, mais de l’un des 95 exemplaires de la PRÉFACE | à | VATHEK | réimprimé sur l’original français | de Beckford | par | STÉPHANE MALLARMÉ | Paris | Chez | l’Auteur | M DCCC LXXVI. La réédition de Vathek dont est détachée cette préface a été tirée à 220 exemplaires in-8o sur les presses de Jules-Guillaume Fick, de Genève, pour Adolphe Labitte, libraire de la Bibliothèque nationale.