Lettres de Jules Laforgue/015

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 69-71).
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XV

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin [24 décembre 1881].
Cher Monsieur Ephrussi,

Je suis très embarrassé. Vous m’aviez dit d’aller faire votre visite à M. votre cousin dimanche dernier en lui envoyant la lettre la veille.

Je vous ai écrit que cela m’avait été impossible. Je songeai donc à envoyer la lettre aujourd’hui samedi. Je suis allé In den Zelten. Mais là, j’ai rebroussé chemin, me disant que, très probablement, j’allais être importun en faisant cette visite demain dimanche qui est la Noël. Je vois ici depuis quelques jours tant de préparatifs, on respire un si joyeux air de fête que ce jour de Noël me paraît être très important ici, comme le Jour de l’an à Paris. Alors, j’ai pensé que, très probablement, je dérangerais votre cousin.

Dites-moi que rien n’est perdu et que je n’ai pas commis de faute.

Je viens de recevoir le Livre où je lis une petite note sur votre A. Dürer que je bouquine. J’ai lu l’article de Wolff sur Van Praet où il y a trois lignes sur vous. Ô bénédictin, ô grand homme !

L’Impératrice est toujours très contente de moi. Ces lectures se passent presque dans l’intimité, une intimité littéraire, et je prends les plus petits détails de ma besogne à cœur.

L’Impératrice, à ce propos, m’a fait ce matin présent d’un beau nécessaire à écrire avec une exquise bonbonnière azur à peluche bronze. J’étais confondu. Cela m’a été remis par ma bonne comtesse Hacke et à la lecture de demain soir je remercierai l’Impératrice en l’assurant encore de mon dévouement.

Et puis, ma foi, voilà.

Item, hier au soir, copié à la plume le portrait de Maître Hieronymus[1] — exécrable. Cette atmosphère de fête m’attriste au delà de la mort. Je ne me rappelle pas une heure de ma vie où la joie ne m’ait navré ou du moins attristé.

La stupide humanité a besoin de fêtes (v. le chapitre des divertissements dans les Pensées de Pascal).

Je m’aperçois que je bavarde. Je voulais seulement vous exposer ma situation relativement à cette visite tant désirée et que les circonstances m’ont fait retarder. Je suis très anxieux de savoir si je n’ai pas commis quelque faute, surtout si M. votre cousin sait par vous que j’ai votre lettre depuis une semaine. Rassurez-moi.

Votre reconnaissant,
Jules Laforgue.

  1. Un des dessins de Dürer reproduit dans le livre de Ch. Ephrussi.