Lettres de Jules Laforgue/014

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 65-68).
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XIV

À M. CHARLES HENRY

Dimanche [décembre 1881].
Mon cher ami Henry,

Qu’il y a longtemps que je n’ai de vos nouvelles ! Vous dois-je une lettre ou bien est-ce vous qui me la devez ? Que faites-vous ? et vos livres ? Et notre poète ? Je lui ai écrit, il ne m’a pas répondu : ma lettre était sans doute un peu chose. Enfin……

Je m’ennuie prodigieusement. Depuis que j’ai traversé l’Atlantique (6 ans couchant sur la mer) je n’avais eu d’aussi noires crises de spleen[1]. Si j’avais de l’argent et pas de famille, je planterais l’Europe là, pour m’en aller dans des pays fous et bariolés oublier mon cerveau.

C’est vous dire que je fais pas mal de vers. Mes idées en poésie changent. Après avoir aimé les développements éloquents, puis Coppée, puis la Justice de Sully, puis baudelairien : je deviens (comme forme) kahnesque et mallarméen.

J’ai un bel exemplaire de Cros[2] relié en parchemin, je le lis beaucoup.

Je songe à une poésie qui serait de la psychologie dans une forme de rêve, avec des fleurs, du vent, des senteurs, d’inextricables symphonies avec une phrase (un sujet) mélodique, dont le dessin reparaît de temps en temps.

Je tâtonne en des essais. Comme oraison funèbre de ma première manière, je vous envoie une petite pièce.

Je fréquente beaucoup les albums anglais de Kate Greenaway, Swerby, Emmerson.

J’ai découvert ici un aquafortiste de génie, méconnu[3], sur qui je voudrais faire quelque chose, mais qui est un sauvage insaisissable.

Je fume beaucoup de cigares. Je ne passe pas de jour sans entendre de la musique[4].

Bals à la cour.

Et Kahn ? Quelles nouvelles ? sait-il mon adresse ? Quelle est la sienne ?

Demeurez-vous toujours rue Berthollet[5] ? avez-vous grandi depuis que je ne vous ai vu ? Allez-vous toujours à la Sorbonne ?

Pourriez-vous savoir chez Cadart combien coûterait une collection d’eaux-fortes de Chifflard ?

Avez-vous lu la Faustin[6] ? Pierrot sceptique de Huysmans et Hennique ?

Moi, je suis tiraillé de tous côtés. Quand je flâne, je me reproche de n’être pas à arranger mon bouquin de vers. Quand j’y travaille, je songe à l’érudition d’art que je lâche sous prétexte qu’il faut des voyages ; puis je me reproche de ne pas faire assez d’allemand (je ne parle que français ici, et ne fais d’allemand qu’avec mes livres). Puis des idées de romans. Même une pièce en deux actes. Même une pantomime. Et j’en reviens à l’idée de planter là l’Europe et d’aller visiter le Saint-Sépulcre ou le Japon ou d’aller vivre dans un quartier pauvre de New-York.

Pour l’instant (dimanche soir) je voudrais être à Paris, flâner avec vous rue de l’Abbé de l’Épée, rue Séguier, les quais, etc.

Adieu. Écrivez-moi. Et dites au poète[7] de m’écrire. Quel est le titre de son volume ? Est-ce pour bientôt ?

Jules Laforgue.

  1. En 1866, Jules Laforgue, avec ses frères Émile et Charles et ses sœurs Marie et Madeleine, était venu, sous la conduite de sa mère, de Montevideo à Bordeaux à bord d’un voilier. Le navire, pris par un calme plat, mit soixante-quinze jours pour faire la traversée. Cet interminable voyage affecta grandement les enfants qui, à tour de rôle, tombèrent malades d’ennui.
  2. Le Coffret de Santal, par Charles Cros (1873).
  3. Max Klinger.
  4. Par l’entremise d’un journaliste français alors à Berlin, M. Th. Lindenlaub, Jules Laforgue venait de faire la connaissance de jeunes musiciens belges, l’un violoniste, l’autre pianiste, Eugène et Théophile Ysaye ; c’est surtout avec ce dernier que Laforgue se lia. Ils se voyaient chaque jour quand les exigences de la cour n’entraînaient pas Laforgue hors de Berlin.
  5. M. Charles Henry habitait alors rue Berthollet un appartement qui donnait sur les jardins du Val-de-Grâce dont la vue avait enchanté Jules Laforgue, l’automne précédent.
  6. Le roman de Goncourt.
  7. Mme Mullezer.