Lettres de Jules Laforgue/017

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 79-82).
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XVII

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin 31 décembre [1881].
Cher Monsieur Ephrussi,

Pardon, pardon d’avoir tant attendu pour vous répondre. J’ai fait une foule de courses, mais, comme je vous l’ai dit, mon incurable timidité est assez aise du prétexte de la semaine du Jour de l’an pour retarder encore ces deux visites que je désire tant, M. votre cousin et M. Lippmann.

Je sors de ma lecture de 11 h. Rien dans les journaux. L’Impératrice goûte beaucoup les articles d’Étincelle. Le Royaume des chiffons l’a enchantée tout particulièrement. Je suis chargé de fureter dans les journaux pour trouver des entrefilets de modes pour la première femme de ch. de l’Imp., Mlle de Meindorff.

Toujours Metternich et toujours Sully Prudhomme.

Si vous saviez que je vous aime.
Surtout si vous saviez comment,
Peut-être vous entreriez même[1]
Tout simplement.

L’Imp. a ici un pensionnat modèle, quelque chose comme Saint-Cyr. J’y ai trouvé une Parisienne institutrice, nièce de P. Meyer du Collège de France.

Et je travaille, travaille. Je fais de l’allemand, des vers, du musée de Berlin, de l’A. Dürer (un article pour moi).

Aujourd’hui, une journée de printemps avec le soleil et le ciel bleu clair et des grands militaires reluisants. — À Paris vous avez naturellement des marécages, des averses, du brouillard malade, et comme toujours les arrosages, les éternels arrosages sur la voie publique.

Merci de vos bonnes lettres, mais je ne veux pas qu’elles soient un ennui pour vous. Répondez-moi quand vous avez un petit quart d’heure à tuer et que votre papier à lettres n’est pas loin de votre main. Je sais que vous pensez à moi et que vous n’oubliez pas qu’il y a quelque part, à Berlin, un être qui vous doit tant et vous en est si reconnaissant. — Pour moi, laissez-moi vous écrire souvent, à l’aventure, vous racontant n’importe quoi, avec toujours cette épigraphe sous-entendue : nil sub sole novum ou plutôt omne sub sole novum.

Bourget m’écrit. J’ai trouvé ici un de ses amis. J’attends toujours aux Débats l’article de Clément ou du fidèle Berger. Je reçois les jeudis et les lundis de Bourget, et je verrai aussi. Il y a cinq chroniques à écrire sur votre livre. — Une sur vous, votre silhouette, votre jeune gloire (de bénédictin-dandy ?), vos travaux, vos collections ; très parisienne. Une autre, sur trois sortes de critique d’art, en prenant comme exemples, par exemple, votre procédé, celui du Watteau des de Goncourt, celui de M. Taine. Une autre sur ceci : jusqu’à quel point un Parisien de 1882, qui collectionne des impress. et va à Bruxelles pour écouter une première et a son fauteuil à l’Opéra, et va chez Brébant et fume sur le boulevard et porte des tuyaux de poêle, peut comprendre l’âme d’Albert Dürer, etc., etc.

Voyons ce que je vais trouver un de ces jours dans le Parlement[2]. De toute façon vous verrez combien cette âme de poète aura compris votre œuvre et comprend l’âme de celui qu’entre nous nous appelions notre maître — bien que je n’aie jamais fait d’infidélité au vieux Rijn.

Sur ce je vous quitte, et, puisque c’est l’usage et malgré mes convictions fatalistes, permettez-moi de vous « souhaiter une bonne année » à vous et aux vôtres.

Votre bien reconnaissant,
Jules Laforgue.

  1. Sic (au lieu de : Vous entreriez peut-être même).
  2. Journal auquel collaborait M. Paul Bourget.