Lettres de Jules Laforgue/020

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Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 90-93).
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XX

À M. CHARLES HENRY

[Janvier 1882].
Mon cher Ami,

Je viens de recevoir votre lettre. Je suis très embêté des reproches que vous me faites. Ne m’en veuillez pas. J’étais décidé à remettre ces livres avant le jour de l’an. J’ai écrit pour demander l’audience. On m’a répondu que le ministre[1] était pour quelques jours absent de Berlin et qu’à son retour il m’indiquerait le jour et l’heure demandés.

J’attends.

Et vous me pardonnez. — D’ailleurs tout ceci vous a donné l’occasion de m’écrire une lettre (que vous trouvez) spirituelle, et me voilà plus que pardonné.

Je vous avoue, d’autre part, qu’en ouvrant votre lettre j’avais peur d’y trouver l’annonce de la rupture entre notre poète et moi. J’en suis quitte pour la peur. Bien plus, il va m’écrire.

(Et cette photographie dont vous me parliez dans votre dernière ?)

Votre bouquin à l’encaustique m’épate — très. — Cela jure un peu avec l’anesthésiomètre et Fermât et Caylus[2]. Mais il faut s’attendre à tout avec vous.

Lindenlaub vient me voir. C’est un charmant garçon, une intelligence curieuse de tout et qui sait tout. Il vous admire profondément. Il ne trouve que l’épithète de « singulier » à mettre à votre nom. Nous parlons de vous, il songe ; puis secouant la tête : « Ah ! le singulier garçon, la singulière existence. »

C’est cela ; écrivez à Kahn.

Béni soit M. Minoret[3] ! Quand tout cela paraîtra-t-il ?

Et moi aussi je travaille. Je travaille mon bouquin de vers. Je fais deux pendants à mes deux soleils malades : Amitiés à la Lune. La placidité berlinoise m’exaspère et j’en ai peur, aussi je n’écris pas une phrase, un vers sans vouloir du suraigu, pour me prouver que je ne m’en vais pas. Mais sans doute l’alcool à Berlin est tisane à Paris. Enfin, j’ai ici mon Baudelaire, mon Cros, des Stendhal, une foule de Balzac, En ménage, du Taine et mon Hartmann[4].

Mes jours se ressemblent, à part la secousse du jour de l’an, des réceptions et des défilés de carrosses de cour que je croyais décidément relégués dans le bric-à-brac des beaux siècles d’apparat.

Ah ! çà, fait-il, oui ou non, froid à Paris ?

Ici, tout le monde est ahuri. Du ciel bleu, un air tiède, des ondées d’avril, un temps charmant qui emplit les belles rues de jolies femmes qui se croient au printemps. Mes fenêtres donnent sur la promenade la plus fréquentée et je regarde. Il y en a d’adorables. Je passe des heures à les regarder, je fais des rêves. Mais bientôt je songe qu’elles ont, ces anges ! pantalons et organes génitaux — pouah ! pouah ! — c’est là, d’ailleurs, la grande tristesse de ma vie. —

Oui, monsieur !

Mais n’éveillons pas les questions irritantes, comme on dit dans le Panache. Enfin, est-ce le roi de Bavière ou l’empereur du Brésil qui a écrit ce livre : Mission actuelle des Souverains par l’un d’eux<ref>Ouvrage du marquis de Saint-Yves d’Alveydre.</ref> ?

Pour remplir le blanc qui me reste je vous envoie une réflexion.

La Terre ? — Voici :

Dans des semaines d’éternités, la Conscience, par esprit d’ordre, fera le bilan des espaces et des temps depuis son dernier compte. Au bas d’une page, elle arrivera à une planète bête avec son histoire insignifiante, valeur négligeable pour la Conscience, et suivront une foule de milliards de planètes semblables, et parmi elles se trouvera la Terre. Et la Terre aura pour tout souvenir un « idem » dans cette colonne de nullités.

La Terre ? — Voilà[5].

Sur ce, adieu. Je vous récrirai bientôt, mais ne m’oubliez pas.

Dois-je compter sur la lecture de notre poète ? Je ne suis pas encore très rassuré.

Jules Laforgue.

  1. Toujours le ministre du Brésil.
  2. Objets divers des travaux de M. Charles Henry à cette époque.
  3. M. Minoret, collectionneur auquel appartenaient les lettres de Mlle de Lespinasse à divers amis, et que M. Charles Henry allait publier quelques années plus tard, en 1887.
  4. En ménage de Huysmans et la traduction de la Philosophie de l’Inconscient de Hartmann.
  5. C’est l’idée reprise plus tard dans Hamlet ou les suites de la piété filiale (Moralités légendaires) : « Et toi, silence, pardonne à la Terre ; la petite folle ne sait trop ce qu’elle fait : au jour de la grande addition de la Conscience devant l’Idéal, elle sera étiquetée d’un piteux idem dans la colonne des évolutions miniatures de l’Évolution Unique, dans la colonne des quantités négligeables… »